29 avril 2024
A quels modèles répondent les différents prix ludiques ?

Cet article reprend partiellement une chronique présentée dans le dossier du podcast Proxi-Jeux consacré aux prix ludiques en avril 2022.

Les prix ludiques récompensent des jeux, des auteurs, des éditeurs, parfois des illustrateurs. Les projecteurs sont alors tournés vers les lauréats, ceux qui sont récompensés. Mais derrière un prix, il y a avant tout ceux et celles qui décident de le remettre à tel jeu plutôt qu’un autre, à telle autrice plutôt qu’une autre. Il y a d’ailleurs souvent une première étape de sélection pour déterminer la liste des jeux qui pourront prétendre au prix ultime.

La composition d’un jury a donc énormément d’importance pour comprendre l’objectif du prix, son orientation, sa philosophie. Pour paraphraser cette maxime célèbre : dis moi qui remet le prix, je te dirai de quel prix il s’agit.

On peut faire un détour par d’autres domaines que celui du jeu de société, parmi des prix prestigieux dont le fonctionnement est peut-être mieux connu pour regarder ce qui peut se faire.

Le modèle des Oscars

Si l’on prend dans le domaine du cinéma le prix remis par l’Académie des Oscars, on note tout d’abord qu’il s’agit d’une association, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences, qui compte plus de 6.000 membres disposant d’un droit de vote. L’une des forces de ce prix est donc qu’à un moment, toutes ces personnes ont fait le choix d’adhérer à une même association et de la reconnaître comme légitime pour remettre un prix d’une telle notoriété. Au sein de cette académie, il existe plusieurs catégories et lors du premier tour du vote, chaque membre va voter dans sa catégorie afin de déterminer les cinq titres les plus nommés. Au second tour, tous les membres vont voter parmi cette liste de cinq. Il s’agit donc d’un vote éminemment professionnel. Il paraît également très démocratique puisqu’un panel de 6.000 votants permet d’asseoir la légitimité du choix qui en ressort, suivant l’idée que le plus grand nombre garantit un meilleur choix. On peut également penser qu’il s’agit d’un public plus expert, ce qui favoriserait là encore un “meilleur” choix.

Et pourtant, on peut également s’interroger sur la pertinence d’un tel système. Au contraire, ne favorise-t-il pas une forme de népotisme, de copinage ? Et aussi, en étant uniquement organisé entre professionnels, on peut se demander si les votes ne risquent pas d’être déconnectés du public. Enfin, un tel système ne favorise pas non plus les choix audacieux.

Ce système est également celui qu’on retrouve pour les César, et force est de constater que les choix de l’Académie des César ont pu laisser dubitatifs (que penser de la remise du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski en 2020 compte tenu du contexte politique lié au mouvement #metoo et des accusations de viol sur mineur pesant sur le réalisateur ?).

En tout état de cause, on peut s’interroger sur le point de savoir si un tel système pourrait être adapté au secteur ludique. Certains professionnels militent pour un regroupement en association et un vote professionnel. Pour ce faire, il faudrait déjà pouvoir rassembler les différents acteurs du monde ludique dont les organisations professionnelles actuelles sont éclatées entre éditeurs, boutiques, auteurs, illustrateurs, etc ; à cet égard, seul le Groupement Interprofessionnel du Jeu de Société (GIJS) pourrait porter un tel projet.

De plus, la mise en place et l’organisation d’un vote professionnel nécessiterait des moyens financiers importants. Le secteur ludique français a-t-il les moyens et l’envie de se lancer dans une telle entreprise ?

Enfin, compte tenu de ce qui peut être observé dans d’autres secteurs, une telle organisation ne garantirait en rien une récompense de l’innovation, de l’originalité, de l’avant-garde.

Le Prix Goncourt

A l’opposé d’un système de vote qui paraît démocratique, on peut s’intéresser au modèle du Prix Goncourt, probablement le prix littéraire français le plus célèbre, qui bénéficie toujours d’une aura particulière. Datant du XIXème siècle, le Prix Goncourt est peut-être paradoxalement autant convoité que décrié, et parfois certains lauréats semblent regretter de l’avoir remporté.

Le jury du Prix Goncourt est composé de dix membres, nommés à vie, et cooptés par les autres membres. On ne perd donc son statut de juré que par le décès ou par la démission. En cas de démission, le futur ex-membre a la faculté de présenter quelqu’un en remplacement de sa personne. On ne peut se voir attribuer le Prix Goncourt qu’une seule fois, exception faite du cas de Romain Gary qui l’a obtenu deux fois, mais en trichant puisque son deuxième Goncourt fut remporté sous le pseudonyme de Emile Ajar pour La Vie devant soi (son Goncourt officiel lui ayant été remis pour Les Racines du ciel) ; la supercherie ne sera révélée que bien plus tard.

Le Prix Goncourt reçoit énormément de critiques : les membres du jury du Goncourt, qui sont tous des auteurs et autrices, sont affilié·e·s à des maisons d’édition, ce qui laisse planer le doute sur les motivations de leurs choix. On reproche également au Goncourt un fort académisme dans les choix opérés, une invisibilisation des autrices dans les palmarès du Goncourt depuis des années. De nombreux lauréats sont tombés dans l’oubli, ce qui conduit à reprocher aux membres du jury un manque de discernement dans leurs décisions. Enfin, il est souvent qualifié de “cadeau empoisonné” puisque ceux ou celles qui le remportent éprouvent des difficultés à écrire après avoir reçu le Prix.

Pourtant, le Prix Goncourt permet d’assurer un grand nombre de tirage et reste une bonne affaire financière. Il a été décliné en de nombreuses versions : le Goncourt des Lycéens, le Goncourt de la Poésie, le Goncourt du Premier Roman. Chacun de ces prix dispose évidemment de jurys différents.

Ce modèle peut paraître proche de celui de l’As d’Or. En effet, les jurés de l’As d’Or n’ont pas un mandat limité dans le temps, seule leur décision de partir met un terme à leur fonction. De même, en cas de départ, il semble que les autres jurés aient la possibilité de proposer les nouveaux membres, ce qui constitue bien de la cooptation.

On peut également s’interroger sur la pertinence d’avoir un jury unique tant pour l’As d’Or Enfant que pour les autres prix remis. A titre de comparaison, le Kinder Spiel est remis par un jury spécifique.

La Palme d’Or

Enfin, on peut s’intéresser à la constitution du jury qui remet la Palme d’Or dans le cadre du Festival International du Film qui se déroule à Cannes. A titre personnel, c’est le modèle qui me paraît le plus intéressant et que je rêverais de voir appliquer aux jeux de société.

Une première phase consiste à choisir les films qui constitueront la sélection officielle du festival. Pour ce faire, il existe deux Comités de sélection : un Comité de sélection pour les films français et un Comité de sélection dédié aux films à l’international. Ainsi, même si la sélection a toujours donné une place de choix au cinéma français, le festival reste ouvert à l’international. Les membres de ces comités, très encadrés, sont soumis au secret professionnel et visionneraient plus de six films par jour.

L’avis des membres des comités reste consultatif et c’est bien le Délégué Général qui choisit les films de la sélection. Ne peuvent concourir que des films non sortis en salle ou dont la sortie va coïncider avec la présentation à Cannes. C’est donc une vision prospective de l’objectif du prix qui sera remis : on récompense un film dont la carrière est à venir.

L’organisation du festival va alors composer les jurys de la compétition : les jurys vont donc tourner chaque année, différence cruciale avec les autres modèles précédemment décrits. On retrouve ce fonctionnement dans d’autres festivals tels la Mostra de Venise ou le Festival de Berlin. Un Président du jury est désigné. Il doit pouvoir prétendre à une grande légitimité dans la profession (reconnaissance internationale, très bonne connaissance du secteur, discernement) car sa fonction est très importante dans la mesure. En effet, il mène les débats au sein du jury, doit pouvoir y mettre un terme et trancher si besoin.

Enfin, il doit donner l’impulsion à l’élaboration du palmarès qui est soumise à de nombreuses contraintes. Et régulièrement le jury de la Palme d’Or se permet de ne pas exactement respecter les règles. Par exemple, attribuer les deux prix d’interprétation à l’acteur et l’actrice d’un même film.

Les autres jurés vont quant à eux êtres issus d’horizons différents, de nationalités différentes. On pourra trouver des écrivains, des artistes, des critiques, des historiens du cinéma. Et bien sûr, on ne peut pas être membre du jury si on a participé ou si on est lié d’une manière ou d’une autre à la distribution, la production ou la promotion d’un film en compétition. Cette exigence fondamentale peut paraître évidente mais elle est indispensable pour garantir d’éviter tout conflit d’intérêt. Cette règle ne peut évidemment être mise en œuvre que pour autant que le jury tourne d’année en année.

Nul n’ignore l’un des jurés de l’As d’Or a longtemps été officiellement sponsorisé par un éditeur (cette information n’apparaissant plus lors de la rédaction de cet article, impossible de savoir si c’est toujours le cas). Cette pratique est par principe incompatible avec un fonctionnement sain, peu importe que dans les faits ce partenariat ait eu ou non une quelconque influence sur les prix attribués.

L’intérêt principal de ce mode de constitution d’un jury est qu’il permet d’élaborer un palmarès qui a de la personnalité, du caractère. Le palmarès va ressembler à ces jurés car il est l’incarnation des choix d’un groupe de personnes à un moment donné. Le palmarès sera donc toujours plus audacieux, toujours plus mémorable.

Les membres du jury vont pouvoir s’investir pleinement dans leur mission qui reste limitée dans le temps et qui est encadrée puisqu’ils n’ont à juger que d’une sélection et non de toutes les sorties à venir.

A titre personnel, je rêve de voir cette formule un jour appliquée au monde du jeu de société. Avec quels moyens financiers, selon une formule rétrospective ou prospective, je n’en sais absolument rien. Pourtant, je pense qu’elle permettrait de créer des palmarès inoubliables, des moments mémorables.

10 thoughts on “Prix et composition d’un jury

  1. Merci pour cet article Polgara

    Au sujet du prix Goncourt, la dernière publication de secrets d’infos sur France Inter (dispo en podcast) démontrait les difficultés rencontrées pour avoir un jury crédible et désintéressé.
    Leur collège endogène éternel ne semble clairement pas être la meilleure solution.

  2. Merci prou cet article, qui relève plus de la prospective que de l’analyse des prix actuels.
    Par contre, sur la fin, il y a un point qui me fait tiquer :
    « Nul n’ignore l’un des jurés de l’As d’Or a longtemps été officiellement sponsorisé par un éditeur »
    Bon alors je suis nul, mais j’ignore de qui ou de quoi on parle.
    Comme en plus l’article indique ne pas savoir si c’est toujours d’actualité, est-ce que ça valait vraiment la peine d’insérer ce sous-entendu ?

    1. Hello
      Alors il s’agit de Maxildan qui était ou est toujours sponsorisé par Iello. Je ne sais pas si c’est toujours le cas parce que avant il l’affichait officiellement dans sa bio, maintenant ce n’est plus dit expressément mais quand j’ai cherché à mettre à jour cet article (qui avait été publié initialement via une chronique pour Proxi-Jeux) je n’ai eu aucune réponse claire.
      Oui cela me semble important car en politique c’est typiquement un cas de conflit d’intérêt qui nous choquerait toutes donc comment et pourquoi ça passe à la trappe quand on parle de jeux de société ? Moi ça me choque. Et je ne parle même pas des propos choquants de cette même personne que l’organisation du Festival fait mine d’ignorer depuis des années.

      1. Merci pour la précision.
        Visiblement Maxildan fait toujours des collaborations commercial pour Iello (fin octobre 2023):
        https://iello.fr/mino-dice-chez-maxildan/

        Oui on peut parler de conflit d’intérêt.
        La difficulté, ici comme ailleurs, est de constituer un jury de personnes pertinentes dans ce domaine (ici le jeux de société) mais sans lien professionnel ou personnel avec le domaine. Un(e) expert(e) du domaine qui n’y travaille pas. Ça limite forcément les candidatures. Polgara comme unique solution ? 🙂

        Concernant les propos choquants, désolé mais je suis encore le naïf pas renseigné qui ne sait pas de quoi on parle.

        1. Hello
          Non aucun souci, au contraire la question permet d’expliciter
          l’avantage avec un jury tournant et une pré sélection de jeux c’est qu’ensuite il faut choisir comme juré des personnes qui n’ont pas de lien avec les jeux sélectionnés, je suis sûre que ça serait faisable et ça obligerait aussi à renouveler les profils des jurés

  3. Belle analyse, malheureusement il me semble très difficile voir impossible d’avoir un jury réellement indépendant pour l’AS D’OR, l’exemple de Maxildan est là pour le montrer, d’ailleurs je pense qu’il n’en sait jamais caché, il y a un choix délibérer de le prendre dans le jury. D’ailleurs lorsque l’on voit le nombre d’influenceuses et d’influenceurs qui appartiennent à ce jury, on peut se poser des questions sur l’intégrité de ce même jury.
    Pour moi l’AS D’OR est une opération commerciale afin de vendre des jeux aux plus grands nombres,
    Au plaisir de vous lire prochainement.

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