4 décembre 2025
échecs

Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

Je remarque ceci: presque tous les jeux que je cite en exemple ont près de 20 ans, sinon plus. La raison? Outre le fait que je suis un vieux con, ils ont plus de chances d’être connus.

Vous ne le savez peut-être pas, mais dans les 15 dernières années, la culture commune a fondu comme neige au soleil, peu importe le domaine: littérature, cinéma, musique. Les films que “tout le monde a vu” ou les chansons que tous savent réciter, comme sur l’album Si ce soir de Patrick Bruel, qui n’avait même plus besoin de chanter en fait, deviennent de plus en plus rares.

Ce n’est assurément pas pour dire que “c’était mieux avant”. Je crois que les jeux sont généralement meilleurs aujourd’hui.

C’est probablement entre deux parties de l’excellent Galaxy Trucker que je me suis formulé quelque chose comme ceci: l’éditeur Czech Games Edition, CGE, publie des jeux d’ambiance pour amateurs de jeux de stratégie. Pour Gamers. Des jeux plutôt complexes, mais qui suscitent malgré tout le rire des joueurs autour de la table, une combinaison surprenante. Il serait bien temps de creuser cette intuition persistante. Quel est le propre de l’humour des jeux de société? 

Je vais d’abord distinguer les types d’humour que j’y perçois.

Première catégorie – Les gags

Les gags explicites ou écrits

Dans Chez Geek, au titre francophone de Les Colocs, ce jeu où vous devez accumuler des points de glande, la plupart des cartes comportent des farces inscrites sous les effets, un peu comme le texte en italique que l’on retrouve parfois à Magic. Ma préférée demeure la carte de la caisse de bière. Sous le nombre de points de glande qu’elle rapporte, on peut lire: “24 bières dans une caisse, 24 heures dans une journée. Coïncidence? Je ne crois pas.” Avouez… C’est pas mal!

Second exemple, dans la version Filosofia de Dream Factory parue en 2009, vous pouvez embaucher des comédiens caricaturés par Olivier Fagnière : Brave Pitre, Steven Iceberg, Leonardo Dicapuccino. Des calembours à se pisser dessus. 

Ce type d’humour existe déjà à l’extérieur du jeu de société, dans les magazines humoristiques, la tradition orale. Il me semble “à côté” du jeu. Il appartient davantage au marketing qu’au jeu lui-même. Il ne sert en rien les mécanismes ou la lisibilité ou l’ergonomie. Il serait absent que le jeu n’en serait pas modifiée outre mesure.

Bref, cet humour ne constitue assurément pas le propre du jeu de société.

Le gag généré

J’inclus dans cette catégorie tous les Cards Against Humanity, Osti d’jeu et Blanc Manger Coco, Bubble Talk, What do you meme, Joking Hazard… Tous ces jeux où on nous fournit des centaines de propositions sur des cartes dont l’assemblage fera parfois rigoler. L’humour vient ici de la surprise, un peu comme le principe du cadavre exquis… et parfois d’un humour se voulant transgressif.

Je sais que plusieurs ici ne trouvent pas cela drôle, que ce n’est pas de l’humour, parce que souvent on reproduit des schèmes de domination ou des stéréotypes sexistes, racistes, homophobes, etc. Mais considérant leur influence, leur succès commercial et surtout, le fait qu’ils ont fait rire des millions de personnes, il serait malhonnête de passer sous silence leur existence.

Deuxième catégorie – Les relations humaines

Les jeux offrant l’occasion de mentir, trahir et bluffer comportent une part d’humour, génèrent souvent le rire. Pensons aux révélations surprises de l’identité du traître lors de parties de Loups-garous ou Les chevaliers de la table ronde. Aux retournement de veste dans Intrigue et Gallèrapagos, à cette vendetta entre deux joueuses qui ne cherchent même plus à gagner mais simplement éliminer l’autre lors d’un Cash & guns.

Si les joueurs veillent à maintenir le cercle magique, on peut se livrer à des actes cathartiques souvent très drôles!

Ça, c’est peut-être quelque chose qui est propre au jeu. 

Troisième catégorie – Les jeux d’ambiance et de devinettes, ou notre incompétence

Évidemment, quand on mentionne rires et jeux dans la même phrase, ce sont d’abord les jeux Cranium, Time’s up, Taboo, Pictionnary et autres qui surgissent.

Une personne parle, mime, bruite, sculpte, dessine, fredonne voire cligne des yeux pour nous faire deviner un truc sous la pression d’un sablier. Et nous rions.

Pourquoi?

Parce que l’on n’arrive pas à se comprendre. Soit le devineur ne voit pas l’évidence, soit la personne qui performe ne saisit pas qu’il est inutile de répéter 50 fois le même indice…

Parce que le stress créé par le temps réel nous amène à faire ou dire des conneries. Parce que nous ne sommes pas à notre meilleur.

Nous rions de notre bêtise. 

Et quand une joueuse réussit à nous faire deviner 8 ou 9 mots dans un 30 secondes de Time’s up, une performance extraordinaire, nous sommes joyeux, émerveillés, fiers… mais nous ne rions pas.

Le cas Czech Games – Première génération

Je mentionne première génération, car Czech games semble avoir quelque peu délaissé cette ligne de jeux à la fois exigeants et comiques depuis une décennie (nous sommes en 2025). En dehors d’une nouvelle édition de Galaxy Trucker, la maison se concentre surtout sur la gamme Codenames, qui ne le ferait pas, et les jeux costauds: SETI, Ruines de Narak et Kutna Hora. Signe que ses jeux de stratégie humoristiques était une catégorie trop nichée?

Après la sortie de Prodigal Club, CGE n’a fait que des jeux qui tombaient explicitement et uniquement dans une catégorie: ambiance ou stratégie.

Qu’entends-je par jeux d’ambiance pour “gamers”? 

Analysons trois jeux emblématiques, tous de l’auteur tchèque Vlaada Chvatil : Galaxy Trucker (2007), Space Alert (2008) et Dungeon Lords (2009).

Leur complexité les réserve à un public averti. 

Leur livret d’instruction comptent de nombreuses pages. La mise en place s’avère laborieuse, précise. Il y a beaucoup de petites manipulations. Bref, on ne les sort pas pour animer le party de Noël avec l’oncle Claude.

Et malgré cela, si vous interrogez un vieux con comme moi sur ces jeux, on vous soulignera, en riant, leur côté comique!

Mais pourquoi donc?!

On trouve déjà de l’humour dans la prémisse.

Dans Dungeon Lords, un jeu compétitif, vous incarnez un seigneur du mal construisant un souterrain afin de résister à une escouade composée de méchants héros: paladins, guerrières, voleuses et magiciens. C’est le contrepied du schéma narratif classique.

L’humour se retrouve également dans les règles. Voici un extrait tiré de Space Alert.

“Vous vous êtes portés volontaires pour faire partie de l’équipage d’un vaisseau d’exploration avec une cible dans le front. Ce cours sera bref et intensif… Pas seulement parce que le gouvernement coupe notre budget. Non. Nous voulons vous envoyer dans l’espace le plus rapidement possible pour remplacer… Euh… Enfin, ce n’est pas un boulot difficile. Pourquoi perdre son temps en formation?”

Ces deux exemples d’humour ne sont rien de plus que des gags explicites, comme ceux de Chez Geek, mentionnés dans la première catégorie. Même s’ils sont les plus apparents, ce ne sont certainement pas les éléments les plus drôles.

Alors, Christian, pourquoi c’est drôle?!

Galaxy Trucker est un jeu compétitif dans lequel chacun construit, à l’aide de tuiles carrées que l’on pose sur une grille quadrillée, l’équivalent futuriste des camions lourds dédiés au transport de marchandises. Veillez à installer des réacteurs, lasers, boucliers de protection qui couvrent tous les angles, des chambres pour un équipage varié, de l’espace de stockage, des réserves d’énergies…

Pour ce faire, vous fouillez un tas de tuiles face cachées, tous en même temps, en temps réel et en respectant de nombreuses contraintes de pose. Oui, parce qu’une fois que vous avez posé une tuile, plus question de la bouger!

Galaxy Trucker nous fait travailler fort et intensément. 

Une fois les vaisseaux complétés, on résout une série d’événements aléatoires: des pirates s’en prennent au moins armé, les plus rapides récupèrent des cargaisons de marchandises, des astéroïdes font éclater les parties vulnérables de notre vaisseau.

Il n’est pas rare de terminer une manche avec un vaisseau en ruines, ne comptant plus qu’une poignée de tuiles, là où il y en avait plus d’une vingtaine au départ. Les fans de François Pérusse diraient “y’a scrappé ton fatalatapouette”.

Et c’est cette succession de morceaux, de pans entiers de votre vaisseaux qui se détachent pour se perdre dans le vide sidéral, réduisant en miettes le fruit de vos efforts qui fait rire! Bon, pas toujours, j’en conviens, j’y reviendrai.

Et c’est un peu la même chose dans Space Alert.

Space Alert est un jeu entièrement coopératif dans lequel vous incarnez l’équipage d’un vaisseau spatial qui doit rester en un seul morceau.

Une partie se découpe également en deux phases similaires à celles de Galaxy Trucker : construction et destruction. D’abord, une bande-son de 10 minutes (sur CD !) vous indique quelles menaces planent sur votre vaisseau: méga astéroïde, chasseur ennemi, alien, virus informatique, etc. Vous devez chacun, en temps réel toujours, programmer un maigre 12 actions à l’aide de cartes pour neutraliser ces menaces. 

Une fois la bande-son terminée, vous ne pouvez plus rien changer. On résout simplement l’enchaînement des vos actions et celles des menaces. Charger le réacteur central, activer les boucliers, tirer, maîtriser les intrus avec des robots de combat, bouger la souris de l’ordinateur central pour éviter que le screen saver bousille votre programmation (pas de blague!!). Évidemment, le tout se passe très rarement, pour ne pas dire jamais, comme vous l’aviez prévu, et ce, malgré le fait qu’il n’existe aucun hasard post-décisionnel. Space Alert n’offre QUE du hasard pré-décisionnel, input randomness en anglais, un hasard AVANT la prise de décision. Vous ne pouvez JAMAIS blâmer le hasard, parce que vous avez toute l’information en main au moment de programmer vos actions.

Quelqu’un a vidé la réserve d’énergie avant que vous ne tiriez, une autre personne se trouve dans l’ascenseur alors que vous alliez monter d’un étage, ce qui vous retarde d’un tour pour bouger la foutue souris, ce qui met en fonctione le screen saver et retarde l’activation des boucliers, ce qui permet à cet astéroïde de vous frapper de plein fouet… et de scrapper votre fatalatapouette.

On rit de notre échec. Comme on rit de notre incapacité à faire deviner patates frites à notre tante à Noël.

Le gag de Space Alert, c’est que nous avons manqué de coordination. Ça ne change (presque) rien au punch que ce soit un astéroïde ou un chasseur qui pulvérise notre vaisseau! L’élément thématique est là pour nous permettre de comprendre les maths avec lesquelles nous jouons, et pouvoir ensuite nous raconter, nous souvenir.

Le gag, c’est notre cafouillage. C’est notre incapacité à résoudre un problème de programmation plutôt simple. Comme lorsque je joue à Olé Guacamolé avec ma mère, qui a enseigné le français durant une vingtaine d’années, que je lui dit “Il faut simplement retrouver un mot qui ne contient PAS la lettre C”, et qu’elle me répond avec fierté “Canard!!!” Je vous dis pas le rire qui s’en est suivi.

Les jeux de société exercent notre sens de l’autodérision.

Et enfin, le troisième et dernier jeu de cette liste, Dungeon Lords, jazze encore sur cette même structure de construction – destruction.

En tant que maître des ténèbres, durant quatre saisons, vous creusez, installez des pièges et recrutez des monstres afin de repousser l’envahisseur. Puis une fois cette phase complétée, comme dans Galaxy Trucker et Space Alert, votre espace de décision se voit réduit, presque annulé, lorsque l’enfer se déchaîne sur vous, lorsque ces foutus héros débarquent sur votre propriété et la saccagent sauvagement! Vous ne pouvez que constater si vous avez mal fait…!

Mais alors Christian, pourquoi donc ne rit-on pas en jouant à L’année du dragon, un jeu de Stefan Feld paru à la même époque, 2007, qui a marqué les esprits parce les événements qui ponctuent la fin de chaque manche détruisent souvent nos bâtiments ou nous forcent à licencier nos personnages?

C’est que les deux se distinguent dans la différence de rythme entre les phases de construction et destruction.

Lors de la phase de construction de Space Alert, Galaxy Trucker et Dungeon Lords, nous avons un très grand contrôle. Et ensuite, dans la résolution, nous devenons spectateurs sans pouvoir intervenir, et ce, jusqu’à la fin de la phase de destruction! Nous n’y pouvons rien. Nous assistons à une pièce de théâtre, une comédie, peut-être un film des frères Cohen. Un plan quelque peu foireux et une mauvaise exécution?

Et comme la responsabilité du navire n’est plus entre nos mains, nous pouvons rire de son naufrage.

Au contraire, cette distinction fondamentale, radicale, entre construction et destruction n’existe pas dans L’année du dragon. On nous donne un contrôle bien plus partiel lors de la construction, parce que nous sommes soumis aux autres joueuses, mais surtout, on exécute plusieurs petits aller-retours entre construction et destruction. Imaginez que vous construisez un immense château de cartes, et qu’après une heure de travail, vous voyez venir une tortue qui s’approche lentement mais inexorablement de votre réalisation. Vous savez que tout va s’écrouler, mais vous ne pouvez rien y faire et vous n’aurez pas à le reconstruire. Ça, c’est Space Alert et Galaxy Trucker. Imaginez maintenant que vous assemblez encore les cartes pour en faire un château, mais que dès que vous atteignez le premier ou le deuxième étage, dès que ça commence à ressembler à quelque chose, on fait tout tomber… et que le processus se répète plusieurs fois. C’est bien plus frustrant que drôle!

Conclusion

Le jeu de société fait rire, et pour cela, il emprunte certains codes classiques comme :

  • Les bons vieux gags (24 bières dans une caisse, 24 heures dans une journée…) ;
  • La surprise ;
  • L’autodérision.

Mais le jeu de société se distingue en recourant, vous me voyez venir si vous m’écoutez, aux mathématiques!

Laissez-moi vous parler de Food Chain Magnate, un de mes jeux préférés de toute la vie! Le but ? Faire le plus d’argent possible en dirigeant des restaurants.

Imaginez-vous donc que j’ai perdu ma première partie de Food Chain Magnate 5$ à 120$ !!! Oubliez les dollars! J’ai perdu 120 à 5 !!!

Et j’ai tout de suite eu envie de rejouer.

Parce que ce jeu est drôle, entre autres qualités.

Alors que perdre 39 à 80 à 90 à 100, oui, faire moins que la moitié de la personne en troisième place comme il m’est déjà arrivé à Hamburgum, ce n’est pas drôle.

5 à 120, oui! Parce qu’on bascule dans l’absurde, dans une forme de délire!

L’humour spécifique du jeu de société, comme l’histoire du jeu, se trouve peut-être dans ses mathématiques.

Quand d’un seul jet à Tumblin Dice, un jeu qui mélange pétanque, curling et lancers de dés, vous expulsez du plateau du plateau trois dés adverses et vous vous logez un 6 sur la dernière marche, celle qui multiplie par 4 votre résultat, tout le monde rit! Nous rions d’une opération mathématique improbable!

À la limite, la catégorie d’humour portant sur le mensonge et la trahison n’est-elle pas aussi mathématique? Je pensais que tu étais l’état A, mais tu étais l’état B? (ok, oui, je pousse le bouchon!!)

Maintenant, précisions ceci. De la même manière qu’aucun humoriste ne fait l’unanimité, ne fait rire toute la planète, Galaxy Trucker n’est pas toujours drôle ! Ça prend… le bon groupe !

Par exemple, si un joueur performe trop bien, fait un sans faute et amène son vaisseau à bon port sans perdre une pièce, on ne rit plus.

De la même façon que l’excellent That’s not a hat ne nous fera pas rire si nous avons une bonne mémoire et que nous ne nous trompons pas !

De plus, si une personne n’aime pas exposer ses faiblesses et n’arrive pas à faire preuve d’autodérision, nous ne pourrons en rire.

Je ne pense pas que c’est tout le monde qui pourrait rire du fait de perdre 5 à 120 !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *