
Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
En janvier 2025, je me suis presque laissé tenter par un défi 10 x 10: jouer au moins 10 parties de 10 jeux différents en une année. C’est en plein mon genre de défi. En 2022, j’ai réalisé 24 000 pompes – push up, autant de sit up (c’est 66 de chacun par jour). Et comme je me suis fendu de deux chroniques sur le thème de la rejouabilité, il serait peut-être temps de passer des paroles aux actes!
Puis… Je me suis projeté en décembre 2025, plus vieux d’un an, mais surtout craintif d’arriver à la mi-décembre et de constater qu’il me manquait 2 parties de celui-ci et 3 de cet autre pour atteindre mon objectif. Que je devrais imposer à mon groupe de joueurs, la Ligue du vieux poêle, de jouer 6 parties de Marvel Remix dans la soirée plutôt qu’un 7 Empires, le dernier de Mac Gerdts, un de mes auteurs fétiches. Ça me semblerait un non-sens, un bête détournement de la raison pour laquelle nous jouons ensemble. Pour reprendre le slogan de Loto-Québec contre la dépendance aux jeux d’argent, le jeu doit rester un jeu.
C’est d’ailleurs en jouant ma deuxième partie de 7 Empires, en décembre 2024, que la graine de cette chronique a commencé à germer. J’avais déjà joué quelques semaines auparavant avec la Ligue du vieux poêle et j’avais envie de le faire découvrir à d’autres amis, Jean-François et Maryse, laquelle a d’ailleurs renversé une bière sur mon exemplaire fraîchement rapporté d’Essen.
Au cours de la partie, j’ai formulé mentalement ces mots: “J’aurai plus de plaisir à jouer 10 fois à ce jeu avec le même groupe qu’à y jouer 10 fois avec 10 groupes différents.” Ne vous méprenez pas, je me suis beaucoup amusé lors de cette partie de 7 Empires, même si Maryse a bousillé mes chances de gagner dès le premier tour grâce à une superbe attaque de l’Autriche sur la Prusse, mais pas autant que si c’eut été notre deuxième ou notre troisième. Bref, rejouer à un jeu n’est pas une fin en soi.
Ces événements m’ont amené à formuler l’hypothèse suivante :
Nous ne percevons plus les avantages de rejouer plusieurs fois au même jeu, car nous n’y rejouons que rarement avec les mêmes joueurs.
Je crois que DE FAÇON GÉNÉRALE, l’intérêt de rejouer au même jeu augmente quand on rejoue avec le même groupe.
Premier argument : On diminue la charge mentale
Énonçons une lapalissade… On gagne une fluidité insoupçonnée! C’est tellement rendu la norme d’expliquer les règles qu’on a oublié le plaisir et le confort que représente le fait de rejouer avec le même groupe.
a) On évite la phase d’explication des règles, qui peut bien durer 10 ou 15 minutes sur un jeu de 90 minutes.
b) On évite de nombreux allers-retours dans le livret pour vérifier des points de règle durant la partie.
c) Chacun peut participer à la mise en place et au rangement.
d) Devoir expliquer impose une charge mentale. Il faut nous assurer que tous comprennent bien et répondre à des questions en cours de partie, ce qui nous empêche de nous concentrer sur notre stratégie, sur le jeu lui-même, et donc on ne peut profiter pleinement de ce dernier.
e) Jouer pour la première fois à un jeu signifie que notre esprit est occupé par l’absorption des règles, par la compréhension des conséquences de ses choix. Et donc on ne peut profiter pleinement du jeu. Plus nous jouons, moins nous pensons à la règle, car elle devient une seconde nature. Plus notre esprit peut se concentrer sur les aspects tactiques et stratégiques.
Combien de fois n’avez-vous pas vécu un cas où quelqu’un s’est exclamé “Avoir su comment fonctionnait cette règle, je n’aurais jamais fait ce choix!” Une situation autant désagréable pour la personne qui transmet les règles que pour celle qui apprend.
f) On gagne en vitesse! Lors du développement du jeu Québec, notre groupe de testeurs et testeuses arrivait à terminer les parties en 75 minutes, si bien que j’ai craint à un moment donné qu’on nous reproche que le jeu ne soit trop court! J’ai toutefois constaté dans les nombreuses démonstrations, qu’il fallait compter 120 minutes avec un groupe de débutants!
Vous rendez-vous compte qu’on s’approche d’un rapport de 1 pour 2 ? Qu’on jouerait quelque chose comme 40 % plus de parties si nous jouions au même jeu avec le même groupe? Même si bien sûr la qualité de l’expérience ludique prime sur la quantité, c’est quand même un peu dommage.
Parce que quand nous rejouons au même jeu avec le même groupe, c’est pour faire un Legacy, donc il faut faire de la maintenance et apprendre de nouvelles règles d’un épisode à l’autre. Une charge mentale demeure.
À l’opposé, je vous invite à observer des joueurs compétitifs de jeux de cartes à collectionner, comme Magic ou Star Wars Unlimited, ils connaissent toutes les cartes. Toutes. Ça roule à un rythme d’enfer! C’est beau de voir comment ils enchaînent les parties et que les tours sont fluides.
Deuxième argument : On favorise des parties plus riches
Découvrir et approfondir un jeu de stratégie avec un groupe uni permet à chacun de progresser, bien sûr, parce qu’on rejoue, mais surtout de progresser à un rythme similaire!
On évite donc les joueurs de calibres trop disparates.
Une personne avec 30 parties de Concordia derrière la cravate a toutes les chances d’en laminer une autre qui débute.
Par extension… Dans le cas des jeux complexes, avec plusieurs points de règles, il y a de fortes chances que celle qui connaît les règles gagne, juste parce qu’elle connaît les règles, et non par “compétence stratégique”. T’as pas vraiment l’impression de gagner quand tu dois dire “ah non, tu pouvais pas faire ça”, à une personne qui préparait un coup depuis 4 tours.
Troisième argument : Nous transformons le jeu et le rendons unique
Je vous raconte une anecdote personnelle… Durant une année complète, j’ai joué à Formule dé tous les lundis avec trois amis. Nous terminions souvent la soirée avec un petit Kaker Laken Poker, traduit à l’époque en français comme il se doit par Bug Bluff, et aujourd’hui par Le poker des cafards.
Dans les deux cas, nous avons laissé notre empreinte sur le jeu. Un phénomène qui n’aurait pu exister si nous changions de jeu chaque semaine ou si je jouais aux mêmes jeux avec un groupe différent chaque fois.
Des anecdotes toutes bêtes, qui n’ont rien de particulièrement drôles en elles-mêmes, j’aime mieux vous en prévenir, mais qui évoquent pour moi et ces trois autres personnes de doux souvenirs.
Par exemple, à Formule dé, chaque fois qu’une de nos voitures en dépassait une autre, nous faisions le bruit d’un bel effet Doppler.
Nous avions des noms pour notre écurie et chacun de nos deux pilotes. Avec des statistiques et tout le tralala.
Un classement dans le temps, une forme d’artefact.
À Kaker Laken Poker, j’aime trop prononcer ce titre, nous avons développé, avec le temps, deux tics. Pour information, KKL est un jeu de bluff dans lequel on tente de refiler des bestioles aux autres en les proposant face cachée à nos adversaires et en mentant, ou pas, sur leur nature. Nos adversaires doivent deviner si nous mentons ou pas. Par exemple, Polgara, voici une carte que j’ai choisie dans ma main. Je te la propose… C’est une chauve-souris. Dis-je vrai ou pas?
1- Mais nous, pour le rat, nous ajoutions des mots d’église.
Par exemple… “mot d’Église”… de gros rat. Mais que pour le rat!
2- Le second, plus subtil, vient du fait que nous avons constaté, après un certain nombre de parties, que les scorpions venaient souvent tard. On ne sortait que très rarement des cartes scorpion dans la première moitié de la partie. Et donc une “méta” s’est ajoutée.
Proposer un Scorpion à sa voisine au 4ème tour brisait une règle!
C’est un gameplay émergent, qui n’était pas prévu dans la règle et qui serait à peu près impossible à expliquer, à mettre en place dans un autre groupe. Notre expérience a créé cet élément, il est unique.
Quatrième argument : Il se développe une méta sur laquelle on peut rebondir
Chaque joueur a son style. Mon ami Sylvain est prudent. Pierre est chaotique. Je suis du type remontée en fin de partie.
Avec le temps, cette personnalité s’incarne de plus en plus concrètement dans un jeu.
Ceux qui me connaissent savent que je ne mens jamais dans les jeux de bluff. Que je prends un immense plaisir à annoncer quelle carte j’ai choisie avant de la révéler!
En rejouant à un jeu avec le même groupe, je peux tenter de prédire le comportement d’un joueur à table, une dimension qui n’existe pas lors des premières parties. Miser sur le fait que Sylvain ne prendra cette tuile qui donne plusieurs points de victoire, au profit d’une autre qui améliore sa défense.
Et à l’inverse, parce que ceux à table me connaissent, je peux tenter de les surprendre une stratégie plus agressive à Cyclade… ou simplement en mentant lors d’un jeu de bluff. Ce que je ne fais jamais.
Corollairement, je serai plus enclin à faire des choix risqués si je sais que nous rejouerons à un jeu donné. À essayer des coups moins orthodoxe. Je vais explorer le jeu dans ses moindres recoins.
Et je ne vous parle même pas de la dimension sociale, familiale…
Dans ma famille Lemay, ça jouait au crible. Et du côté de ma mère, les Bourque, eh bien mon grand-père fabriquait des jeux de crible de façon artisanale.
Bien honnêtement, le cible n’est pas un grand jeu d’un point de vue stratégique, mais il revêt pour moi un intérêt tout particulier parce que j’y ai joué de nombreuses fois en famille. Il me rappelle les maisons des grands-parents des deux côtés. Transmission, transcendance et tout le tralala..
Nous ne pourrions pas avoir la même proximité si chaque fois, en famille, nous jouions à un jeu différent.
Rejouer avec un autre groupe… qui connaît le jeu
J’allais clore cette chronique en oubliant le fait de rejouer à un jeu… avec un autre groupe qui lui aussi connaît le jeu. En plus de profiter des avantages déjà mentionnés, on confronte nos idées. La méta varie parfois grandement d’un groupe et on peut apprendre comment contrer une stratégie que l’on croyait très forte et de quelle manière gagner avec une autre que l’on pensait trop faible.
C’est l’occasion de redécouvrir quelque chose que l’on aime. De se laisser surprendre.
C’est parfois aussi l’occasion de se rendre compte que tout ce temps, on jouait avec de mauvaises règles!
Conclusion
Rejouer à un jeu, c’est une histoire…
Les bons jeux se laissent découvrir, ne cessent de nous surprendre, de partie en partie.
Si vous rejouez à un jeu avec un groupe qui le découvre, à qui vous le faites découvrir, il y a de fortes chances que vous reviviez une expérience similaire à vos autres parties du même jeu. Parce que les joueuses feront des erreurs stratégiques similaires, vous poseront les mêmes questions, etc…
Vous serez toujours au même endroit.
Comme a dit mon vieux pote Alex, une histoire, c’est un début, un milieu et une fin.
C’est moins l’fun de toujours ne raconter que la même partie de l’histoire, que le début.
Rejouer à un jeu avec le même groupe nous permet presque d’oublier le jeu, qui devient comme une seconde nature, un décor, et d’en revenir à l’important, c’est-à-dire les humains autour de la table.