TTA
Une chronique toute en musique pour parler des jeux de civilisation et notamment de TTA.

Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

J’ai passé l’année scolaire 2023-2024 sur les bancs d’école, dans ce qu’on appelle ici un CÉGEP. Le cégep, acronyme pour Collège d’enseignement général et professionnel, est une formidable particularité du système scolaire québécois par rapport au reste de  l’Amérique du Nord. Situé après les études secondaires, il dure 3 ans si vous voulez aboutir directement sur le marché du travail, et seulement 2 ans si vous comptez aller à l’université.

À la différence des institutions post-secondaires du reste du continent, le cégep est à peu près gratuit. Là où une année universitaire coûte approximativement 5.000 dollars canadiens en frais de scolarité, un peu plus de 3.000 euros, le cégep ne dépasse pas les 400 dollars. Moins de 300 euros.

J’ai donc été confrère de classe de jeunes de 17 ans, soit moins que l’âge légal pour acheter de l’alcool ou sortir dans les bars, dans un programme de musique en piano jazz. Si mes performances au clavier ne progressaient assez rapidement pour les exigences de mes profs et les miennes, j’ai énormément avancé sur le plan théorique. J’ai, entre autres choses, appris la structure d’un blues. 

Le blues est une forme fixe, comme un sonnet en poésie. À l’école, vous avez probablement lu Le dormeur du val d’Arthur Rimbaud ou Le vaisseau d’or d’Émile Nelligan, que je pourrai vous réciter si vous me payez une bière. Le sonnet est une forme fixe: toujours 2 quatrains, c’est-à-dire 2 strophes de quatre vers, puis 2 tercets, des strophes de trois vers, dont les rimes respectent un ordre précis. 

Quant à lui, le blues est une structure courte et facile à mémoriser, ce qui explique, en partie du moins, sa popularité auprès des musiciens. Il s’écrit toujours en 12 mesures, arrangées en 3 lignes de 4 mesures (la mesure est une partie toujours égale en temps d’une pièce musicale). Et là où une chanson peut comporter plusieurs accords de différents types, le blues classique repose sur 3 accords seulement, généralement tous des accords de type “7”.

De quoi est fait un accord 7 ? 

C’est un accord régulier, majeur, auquel on ajoute une note, la septième (mineure). Par exemple, l’accord de do est Do – mi – sol. Je vous fais entendre Do-mi-sol. D’abord séparément, en arpège. Puis plaqués ensemble. C’est un accord de do (majeur).

Pour faire do7, j’ajoute une quatrième note, la septième mineure, qui est si bémol dans le cas présent. Ça donne do – mi – sol – si bémol. JE VOUS FAIS ENTENDRE D’ABORD SÉPARÉMENT, EN ARPÈGE, PUIS LES 4 NOTES EN MÊME TEMPS, EN ACCORD.

Si je veux jouer un blues en do, j’ai seulement 3 accords à apprendre :

  • Do 7
  • Fa 7
  • Sol 7

Qu’ont de particulier les accords 7 ? Dans notre oreille nourrie à la musique occidentale depuis le ventre de notre mère, un accord 7 appelle une suite. Ce n’est pas un accord conclusif. Il manque quelque chose. La chanson ou la phrase musicale ne peut pas finir là-dessus. Un accord 7 crée une tension dans votre oreille qu’il faut résoudre.

Je vous fais entendre à nouveau l’accord de do7

Sentez-vous? On attend quelque chose ! Ce que vous attendez, c’est l’accord de fa majeur. Que je joue à l’instant.

Voyez, votre oreille est soulagée.

Je fais la même chose avec sol7… Je vous joue sol – si – ré – fa . Vous attendez do majeur (do-mi-sol).

Là, c’est calme. C’est résolu. Vous êtes à la maison… Votre oreille est heureuse.

Donc quand nous écoutons un blues, qui repose sur une succession d’accords 7, nous sommes dans un genre de mouvement perpétuel, d’incessantes relances, de non fin. 

Je vous fais un exemple avec Blue Monk, un blues de Thelonius Monk que j’aime bien. C’est un blues en si bémol majeur.

Les accords sont si bémol 7, ré 7 et fa 7.

Pourquoi je vous raconte cela?

Vous vous souvenez peut-être que j’ai mentionné avoir joué une longue partie (plus de six heures !) de l’excellent Through the Ages durant la dernière période des fêtes. 

Pour rappel, Through the Ages est une création de Vlaada Chvatil publiée chez Czech Games Editions, dont la première version remonte à 2006 et la dernière à 2015.

Dans ce jeu, vous dirigez une nation abstraite, qui n’est ni Rome, Carthage ou l’Empire québécois, depuis l’antiquité jusqu’au XXe siècle, et votre objectif est de marquer le plus de points de culture.

Comme il fait partie de la grande et imprécise famille des jeux dits de civilisation, on ne peut s’empêcher de le comparer aux autres, de se demander ce qui fait l’ADN d’un jeu de civ… Qu’en penses-tu, Polgara?

Est-ce le thème ? Le passage du temps depuis l’aube de l’humanité jusqu’aux temps modernes ?

La durée ou l’ampleur d’une partie ? Peut-on faire un jeu de civ en moins de deux heures?

La présence d’un arbre des technologies ?

Je lance la question… Et j’aimerais émettre cette hypothèse: les jeux de civilisation, comme le blues, sont faits de relances continues, sans pause.

Autant pour Sid Meier Civilization, à l’ordinateur, que Through the Ages, plusieurs jeux de civilisation provoquent une sensation de flot continu, de mouvement perpétuel. 

Il existe très peu de jeux où j’ai autant hâte à mon prochain tour qu’à Through the Ages, (TTA pour les intimes). TTA ne s’arrête jamais. Le premier tour constitue le premier domino d’une très longue série. Tout s’enchaîne sans moment de répit. 

Normalement, dans les bonnes pratiques de game design, comme dans les films d’action, on s’assure de faire baisser la tension, de calmer le jeu à certains moments de la partie. Par exemple, à Finca, quand vous possédez tous les fruits demandés par un village et une charrette de livraison… ben vous livrez vos fruits. Tout simplement. Vous ne vous posez plus de question. Vous atteignez un moment de satisfaction, de calme, une résolution dirait-on en musique, exactement comme lorsque je joue l’accord de fa majeur après le do7. Il y a une baisse de tension, un moment de respiration.

Et vous commencerez tranquillement un nouveau cycle au tour suivant. 

À Lords of Waterdeep, quand chacun a posé tous ses ouvriers, on reprend ceux-ci, et on exécute une phase de maintenance.

Dans Terraforming Mars, à la fin de chaque génération, on produit de nouvelles ressources, reçoit de nouvelles cartes à jouer et certaines de nos actions redeviennent disponibles.

À Pandémie, on bénéficie d’un petit relâchement une fois la carte Épidémie passée.

On pourra arguer que TTA aussi des fins d’âges, mais contrairement à la majorité des Wingspan de ce monde, où on vous redonne des moyens pour agir, TTA vous enlève des moyens, vous rend la vie encore plus difficile en vous retirant des ressources, en augmentant les exigences. 

J’entends par “tout s’enchaîne sans moment de répit” dans TTA que je suis toujours au milieu de plusieurs éléments. 

Au lieu de me limiter à une courte action, TTA me permet en un seul tour, de compléter un élément amorcé précédemment et d’en entreprendre un ou plusieurs autres. Par exemple, dans le même tour, je termine les pyramides, renvoie Moïse comme Leader au profit de Jeanne D’Arc et prends la carte technologique du Fer, car au prochain tour je disposerai d’assez de points de science pour la jouer et augmenter du même coup la qualité de mes mines, ce qui me permettra de générer plus de ressources, ce qui me permettra de… Vous voyez le genre. 

Le ressenti diffère grandement de l’enchaînement de minis actions, rencontré bien plus souvent aujourd’hui, par exemple dans Everdell, un jeu que j’adore sortir avec ma fille.

Cette sensation de mouvement perpétuel repose sur un mécanisme de points d’action, un mécanisme pourtant daté, peu prisé aujourd’hui parce que propice à l’analyse paralysante, AP pour les initiés. 

Au lieu de seulement choisir entre 2 résines ou 3 brindilles comme je le fais à Everdell, je réalise 4, 5, voire 7 ou 8 actions ! Ce qui me force à toujours vivre dans le futur.

Attention, je n’affirme pas que l’un génère plus de plaisir que l’autre. Je ne juge pas de la qualité, mais du type de tension, de la forme de l’émotion, tant qu’à verser dans la synesthésie… (je reviendrai sur la notion de synesthésie).

Chaque tour, je dispose d’un nouveau gadget qui améliore l’efficacité de ma machine, mais je ne peux m’en satisfaire… Parce qu’au centre de la table, il y a une rivière de cartes à la puissance toujours croissante. Cette rivière devient une véritable métaphore du manque que sait si bien créer la publicité, qu’elle soit télévisuelle, dans les podcasts que j’écoute ou dans mon fil Facebook. Elle m’empêche d’atteindre la satisfaction, car elle me fait savoir qu’il y a toujours une carte meilleure que celle que je viens tout juste de poser aux termes d’efforts considérables! Et si je ne travaille pas comme un fou pour me procurer ce nouveau gadget, je serai totalement dépassé par les autres. Il me faut plus. Il faut continuer.

On ne s’arrête jamais dans TTA, sauf à la fin. TTA, et les jeux de CIV, sont des blues sur le capitalisme…

Conclusion

Par son mouvement perpétuel, son refus de la résolution et des moments calmes, Through the Ages me fait penser à la succession d’accords 7, des accords non-conclusifs, d’un blues. 

En rédigeant cette chronique, je me suis demandé quels autres opus provoquaient une émotion similaire et j’ai pensé à Food Chain Magnate, et, dans une moindre mesure, à la plupart des jeux de deckbuilding, comme Dominion. Et peut-être Gizmos ?

Tous ces titres ont en commun de faire réaliser plusieurs actions dans le même tour à la joueuse active. Paradoxalement, ceci entraîne une attente plus longue entre chaque tour. Si le jeu demande à chacune de compléter 4 actions, il faut donc patienter 12 actions avant que la main ne nous revienne dans une partie à 4 joueurs.

Par conséquent, pour conserver l’attention et l’intérêt des joueurs durant ce downtime, il faut que les mécanismes provoquent de puissantes émotions pré et post “coup”. En d’autres mots, l’anticipation qui précède votre tour et la satisfaction qui le suit doivent être très intenses.

J’ai envie de pousser plus loin la comparaison entre les émotions générées d’un médias à l’autre. Quelles formes prennent-elles ? Peut-on trouver des synesthésies ? Ce mot bizarre que j’ai employé un peu plus tôt. Baudelaire, dans le poème Correspondances, tiré des Fleurs du mal, établit des liens entre les différents sens, comme l’odorat, la vue, l’ouïe et le toucher. Je le cite :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Peut-il y avoir des équivalences entre les sensations? 

La question est lancée !

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