
Ce texte est la transcription de la chronique proposée en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
Et oui, à l’approche de l’été, c’est forcément le meilleur moment pour une chronique torride consacrée au sexe et aux jeux de société. Parce que les jeux de société c’est bien, mais le sexe c’est quand même mieux.
Evidemment, je triche, hein ! J’ai dit sexe mais c’était surtout pour attirer l’attention de vos oreilles. En réalité, on va certes parler de sexe mais aussi d’amour, de romance, d’émoi et de sentiment amoureux. Et de comment cette thématique, qui occupe quand même 90% des préoccupations humaines, de comment cette thématique disais-je trouve sa place dans le jeu de société.
Et ben la question est – malheureusement pour les joueuses insatisfaites – bien trop vite répondue : cette préoccupation humaine est plutôt inexistante, qu’on la définisse comme un thème ou qu’on recherche des jeux qui nous procurent des émotions qui s’en approchent. Ou plutôt, car je suis un peu de mauvaise foi, elle existe mais jamais « sérieusement ».
Pourtant, dans les œuvres culturelles, la question de l’amour, du sentiment amoureux, de la sexualité est prépondérante. Je pourrai citer des centaines de livres, films, musiques qui m’ont marquée, émue, parfois bousculée. Qui parlent de l’amour le plus pur, comme du désir, de l’émoi amoureux comme de la fin d’une relation. Qui résonnaient avec mes propres expériences, qui m’ouvraient les yeux sur des choses que j’avais pu ressentir, qui opéraient comme des révélations. Je n’ai jamais oublié ce chapitre durant lequel, dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel se demande s’il peut oser saisir la main de Mme de Rênal.

Dans le jeu de société, je n’ai jamais rien éprouvé de tel. Jamais. Et pourtant je pense qu’aujourd’hui je joue plus que je ne m’adonne à aucune autre activité culturelle.
Dans le jeu vidéo, certains jeux incluent dans leur narration de l’amour, du sexe ou de la romance, qui peuvent réellement avoir une incidence sur le déroulement du jeu mais aussi susciter des émotions chez les joueuses. On trouve des dating simulators, ces jeux de drague dans lesquels généralement l’objectif est de parvenir à un niveau de relation élevé avec un personnage du jeu.
Dans le jeu de société que ce thème est mécaniquement peu utilisé, en tout cas sans qu’on tire partie de sa spécificité, qu’il n’est que rarement utilisé ni de façon explicite, ni de façon centrale, et que dans le reste des cas il est abordé de façon insatisfaisante. Et la question est forcément pourquoi ? Le jeu de société serait-il trop puritain pour oser s’emparer du sujet ? Ou serait-il trop immature pour être capable de le traiter de façon intéressante ?
Préambule : ces jeux qui parlent de sexe/amour/relation explicitement mais ne traitent pas le sujet ou ne l’intègrent pas mécaniquement
J’ai décidé d’exclure de cette réflexion le jeu de rôle. Parce que le jeu de rôle aborde de façon assumée ces thématiques depuis déjà plusieurs années. Peut-être pas si on ne joue qu’à Donjons & Dragons ou l’Appel de Cthulhu. En revanche, si on s’intéresse au jeu de rôle indépendant, de nombreuses propositions intègrent la sexualité, la romance et l’amour dans les thématiques centrales abordées. Forcément, je pense à Monsterhearts de Avery Alder qui inclut expressément pour chaque mue un move « coucher avec ». On pourra discuter après de pourquoi le jeu de rôle y parvient
Parmi les jeux de société, je voudrais également exclure deux catégories de jeux :
- Ceux qui traitent la sexualité ou la romance avec dérision, souvent en reprenant les codes de l’humour oppressif : il s’agit des jeux dérivés de Cards Against Humanity qui sous prétexte d’une prétendue subversion se moque de ce thème, des émotions et désirs humains pour en faire quelque chose de honteux. Ces jeux ne traitent absolument pas du thème, ils ne l’utilisent que pour en rire. Tiens, un jour on parlera de l’humour dans les jeux de société.
- Les jeux de quizz ou gages qui ne traitent pas le sujet, ni thématiquement, ni mécaniquement mais sont des prétextes à parler de sa propre sexualité, vision de la relation amoureuse. Ce sont des versions plus travaillées d’Action ou Vérité, un jeu traditionnel bien connu, auquel nous avons probablement tous joué à l’adolescence à la faveur d’un voyage scolaire. Ces jeux ont souvent le but exactement inverse de celui qu’on attribue au jeu en général : ils sont pratiqués pour avoir des incidences dans la vie réelle.
Mais revenons à la question du pourquoi. Je ne vais que proposer ici quelques pistes de réflexion, je ne prétends pas avoir LA réponse hein.
Première explication : qui sont les joueurs ?
Pas besoin d’être une observatrice aguerrie pour constater qu’il est bien plus facile de tuer à tour de bras dans un jeu de société que de tomber amoureux. On devine que cela tient largement au profil des joueurs — et oui, j’ai bien dit joueurs.
On peut ici se référer à de nombreux travaux, notamment sur le jeu vidéo ou les loisirs culturels, qui montrent à quel point les émotions, la romance ou la sexualité y sont souvent sous-considérées — surtout quand ces loisirs s’adressent à un public masculin.
Dans le jeu vidéo, les otome games (jeux de drague), centrés sur des histoires d’amour et principalement destinés aux femmes, ont gagné en popularité et contribué à féminiser le média. Ce n’est pas un hasard : dans un marché saturé, répondre aux attentes d’un nouveau public est aussi un enjeu commercial.
Dans un article de 2010, Dominique Pasquier montre que les pratiques de loisirs non seulement reflètent les différences de genre, mais contribuent aussi à les renforcer. Dans cet article, il est notamment évoqué le déni de sentimentalité comme enjeu de construction de la masculinité. Il y est question de séries TV sentimentales pour adolescents (Hélène et les garçons), mais aussi de JV. Ce qui est d’autant plus intéressant que le JV est une pratique très éloignée des séries sentimentales, et surtout une activité principalement masculine si on examine l’intensité de la pratique.
Tout est centré sur la pratique : lorsqu’on joue, on joue, on ne parle pas d’autre chose que du jeu, et surtout pas de soi. Les récits des joueurs sont très concordants même lorsque les situations de convivialité qu’ils évoquent sont différentes, notamment des liens plus ou moins proches entre joueurs. Le jeu vidéo provoque énormément d’émotions (car l’envie de gagner une partie ou la peur de la perdre est une émotion forte bien sûr), mais ces émotions ne débouchent absolument pas sur du dévoilement de soi comme c’est le cas pour les cultures féminines autour de la romance.
Par analogie, dans le monde du jeu de société qui a longtemps été majoritairement masculin et dans lequel, même si les joueuses sont de plus en plus nombreuses, elles ont plus de mal à imposer une autre conception du hobby, il est évident que le manque d’intérêt pour les questions liées à l’intimité sont étroitement liées avec le genre des joueurs. Plus les femmes investiront le loisir, plus les thématiques abordées changeront, des thématiques qui correspondront à leurs attentes et avec lesquelles elles sont bien plus à l’aise que les hommes : le désir, l’amour, l’émotion.
Deuxième explication : quantitatif vs émotions
Une personne pour qui j’éprouve beaucoup d’estime me dit régulièrement : les jeux de société, c’est des maths. A chaque fois, cette phrase me fait bondir (un peu) et me serre le cœur (c’est sûrement un sujet que l’on va aborder, aujourd’hui ou lors d’une prochaine chronique). Bien évidemment, je sais qu’il a raison. Au moins partiellement. Peut-être pas pour tous les types de jeux mais pour une grande partie d’entre eux.
Les jeux se caractérisent par des mécaniques, traduites dans les règles de jeux. L’incidence de ces mécaniques se manifeste souvent par des éléments quantitatifs : points de vie, points de victoire, jauges qui montent et qui descendent, ressources que l’on collecte. En quelque sorte, il y a toujours un effet de valorisation des actions effectuées pendant la partie. On peut appeler ça points de prestige, de bonheur, de ce que vous voulez, cela reste des points. Quelque chose de quantifiable. Et je ne dis pas ça de façon péjorative
Or, utiliser des mécaniques qui conduisent à la quantification pour mettre en scène ce qui résulte de l’émotion est inadapté. Ces mécaniques font appel à des choix rationnels, éclairés. A l’homo economicus en nous. Or, ce qui a trait au désir, à la romance, au sentiment amoureux relève de nos émotions. Ces émotions — le trouble, le désir, le doute amoureux — ne se prêtent pas à la quantification. Ou alors, quand on essaie, cela produit des effets absurdes ou contre-productifs : on gagne « 3 points de passion » ou « 2 unités de séduction », comme dans certains jeux qui font de l’amour une ressource de plus à gérer dans une matrice de gestion (partiellement dans Fog of love).
Pire, dans les jeux de gestion, on fait des enfants pour avoir de la main d’oeuvre supplémentaire (par génération spontanée, au moins dans l’âge de pierre il faut deux meeples, pour avoir un bébé meeple) ou on marrie les membres de nos familles par pur intérêt économique (Signorie). Ceci dit, d’un point de vue historique, ces visions ne sont probablement pas fausses. Mais pas compatibles avec nos attentes de joueuses de 2025.
On l’as compris, le résultat, c’est que la romance, quand elle est intégrée à un jeu, est souvent réduite à un effet mécanique sans profondeur émotionnelle. On n’aime pas, on obtient un bonus. On ne séduit pas, on remplit une condition. Et le trouble reste absent du plateau de jeu.
Troisième explication : du traitement de l’intime
Quand les jeux essaient d’aborder l’amour, le désir ou les relations par la narration, on se heurte à un autre écueil du jeu de société : la qualité de l’écriture elle-même.
Dans de nombreux jeux narratifs, les textes sont souvent caricaturaux, stéréotypés, binaires : l’amour est pur ou un peu ridicule, fusionnel ou trahi, mais rarement nuancé, ambigu, ou simplement crédible. On retrouve souvent de nombreux poncifs. Le tout, bien souvent, sans subtilité ni vrai rythme.
Et surtout, l’intime exige de la finesse, une capacité à dire les non-dits, à laisser respirer l’émotion dans les propos comme dans les silences. Fog of Love y parvient parfois (il y aurait tant à dire sur ce jeu qui est vraiment d’une richesse de propos incroyable, qu’on l’apprécie ou non).

Rare sont également les jeux narratifs qui parviennent à faire de la romance autre chose qu’un élément de fluff. Là comme ça mon seul exemple est un scénario d’Oltrée dans lequel si l’une des joueuses développe entre son patrouilleur / sa patrouilleuse et un PNJ une relation amoureuse, cela change les modalités de résolution de la fin du scénario.
Plus profondément encore, les jeux de société reposent souvent sur une dynamique collective, publique. Or l’intime est par essence ce qui relève de la sphère privée. Difficile de parler d’amour sincèrement autour d’une table, peut-être dans un contexte familial, sans glisser dans la gêne ou la parodie.
Quatrième explication : l’inopérance du cercle magique
Le flirt, la séduction, le désir, la sexualité sont déjà, en eux-mêmes, des formes de jeu. Ce sont des rituels codifiés, des échanges d’ambiguïté, où nous interprétons des signaux, avec du guessing et même du double guessing. On y trouve aussi du roleplay, de la prise de risque. Je suis sûre qu’en cherchant on pourrait trouver d’autres similitudes avec les mécaniques de jeu.
Alors comment intégrer ce jeu-là dans un autre jeu ? Comment faire cohabiter la tension amoureuse avec les règles d’un jeu de société ?
En effet, si on introduit la romance conçue comme un jeu comme élément de gameplay, on superpose dès lors deux cercles magiques : celui de l’amour (souvent intime, spontané, fragile) et celui du jeu de société (structuré, public, contraint). Et ces deux cercles peinent à s’emboîter : parce que la romance a une incidence dans la vie réelle, tandis que nous prétendons souvent que le simple jeu de société n’en a pas.
Ainsi, si on joue vraiment le trouble, l’attirance, alors on sort du contrat social ludique (et on peut rapidement mettre mal à l’aise autour de la table). Sinon, on fait semblant, et dans ce cas on joue une caricature d’amour : l’émotion est désamorcée avant même d’avoir pu exister.
Conclusion
Et pourtant… il existe un jeu qui parvient à faire ressentir des émotions proches de celles que l’on peut éprouver quand on est amoureux ou attiré par une personne.
Un jeu qui ne parle pas du tout de ce sujet. Un jeu dont on ne sait pas très bien de quoi il parle d’ailleurs (manifestement de lapins et de shuriken, l’arme japonaise pas le chanteur d’IAM).
The Mind est un jeu de Wolfgang Warsch à communication limitée dans lequel on doit jouer ses cartes dans l’ordre…. Ai-je vraiment besoin de rappeler en quoi consiste The Mind ? Et aussi que non, compter ne sert à rien (c’est pas moi qui le dis, c’est Wolfgang Warsch !).

The Mind se joue jusqu’à 4 mais je trouve qu’il est encore plus intense à deux. Parce que à deux toute notre attention est tournée vers notre partenaire de jeu : décoder les signes qu’il ou elle envoie de façon non verbale, deviner ses intentions, essayer de lire dans son esprit. Quand on pense y être arrivée, on prend un léger risque, on joue sa carte. Exactement comme ce moment où Julien Sorel ose saisir la main de Madame de Rênal. En cas de doute, on peut recourir à un shuriken, et celui-ci ne sera effectivement utilisé que si toutes les joueuses sont d’accord pour le faire. Le shuriken c’est un peu une expression du consentement demandé. Et parfois, on se trompe, on joue les cartes sans respecter l’ordre croissant : on perd alors une carte, un peu comme quand on a tenté quelque chose et que l’autre a juste répondu non. Ce qui, dans le jeu, n’est pas grave, parfois plus difficile dans la vie.
Bien sûr, vous allez tous et toutes vous souvenir de ces parties jouées en famille, avec votre frère ou votre soeur, et peut-être que l’analogie vous mettra un peu mal à l’aise (sauf si vous vous appelez Maxildan).
Pourtant, The Mind mobilise exactement ce que nous mettons en oeuvre dans le jeu de la séduction, que nous soyons animés par l’amour ou le désir. Il ne s’agit pas de calculer quelque chose, non The Mind n’est pas un jeu de guessing à l’instar de Consentacle, un jeu de 2014, qui parle d’une relation explicite entre une humaine et une alien mais dans lequel on joue de façon simultanée. The Mind est un jeu d’intuition, d’estimation, d’empathie. Il requiert d’ailleurs que les joueuses soient synchronisées pour en faire une expérience inoubliable.
Et c’est peut-être ça, la clé. Ce n’est pas tant de faire des jeux sur la romance ou le désir. C’est de concevoir des jeux qui font ressentir des choses proches de l’élan amoureux : le doute, l’attente, la synchronisation, la sensation d’être connectée à l’autre sans avoir besoin de tout dire. The Mind ne parle pas d’amour, mais il fait vivre une forme de lien fragile, furtif, parfois raté, parfois magique. Et c’est peut-être là que le jeu de société a quelque chose à dire : la sensation plutôt que la représentation.