Watergate est un jeu de Matthias Kramer, illustré par Klemens Franz et Viktor Koblike Il est édité par Frosted Games et Pegasus Spiele, et localisé en France par Iello.

Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 121 » de novembre 2020 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.

Le plus grand scandale de l’histoire politique américaine commence comme un petit film de série B avec le cambriolage d’un immeuble de Washington, le Watergate, par une équipe de Pieds Nickelés dans la nuit du 17 juin 1972. Tiens, au fait, le bâtiment en question tire son nom du fait qu’il se trouve à proximité d’une ancienne écluse.

Mais le plus intéressant, c’est que cet immeuble abritait le QG national du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 1972. Et que le cambriolage dissimulait une tentative de mise sur écoute desdits locaux, commanditée par Richard Nixon alors lui-même Président des Etats-Unis.

Suite à une enquête de longue haleine du Washington Post, il s’en suivra la démission de Richard Nixon. Et le fait que désormais tout scandale se voit affubler du suffixe “gate”.

Cet épisode incontournable de l’histoire américaine du XXème siècle a donné à Matthias Cramer la matière pour un jeu à deux joueurs, le bien nommé Watergate dans lequel sans surprise une joueuse incarnera l’administration Nixon tentant d’étouffer l’affaire, tandis que l’autre joueuse incarnera les journalistes cherchant à faire triompher la vérité. Le jeu est sorti en 2019 d’abord chez Frosted Games et Pegasus Spiele en Allemagne, il est disponible en français chez Iello.

Mais l’affaire du Watergate ne sert pas juste de prétexte au jeu imaginé par Cramer ; en effet, l’auteur et son éditeur ont mis l’Histoire au premier plan, utilisant de nombreux événements de l’enquête et beaucoup de ses protagonistes pour illustrer les cartes dont les joueuses devront se servir et en appliquer les effets pour parvenir à leur fin. Cette volonté quasi-documentaire est renforcée par les 12 pages de la règle du jeu qui détaillent les cartes, leurs aspects historiques et l’affaire en elle-même. Un travail d’édition tout à fait remarquable.

Alors on enfile nos pantalons pattes d’eph’ et c’est parti pour un petit flashback en 1972.

Le cambriolage

Richard Nixon a été élu en 1968 et sa politique se fonde sur « Law & Order » soit Loi et ordre alors que les Etats-Unis traversent une période de forte contestation sociale (mouvement des Black Panthers, manifestations contre la guerre du Vietnam), une contestation induite, donc, tant par la politique extérieure mais aussi intérieure des États-Unis. Les manifestations sont réprimées avec violence.

1972 est une année d’élections présidentielles et Nixon est, de loin, le favori pour sa réélection. Le parti démocrate est affaibli par des querelles internes ; de nombreux candidats aux primaires ont été disqualifiés comme Ted Kennedy. Le candidat démocrate est le sénateur Mc Govern qui est peu populaire.

Pourtant, le 17 juin 1972, 5 cambrioleurs (parmi lesquels James McCord) s’introduisent dans l’immeuble du Watergate. Ils sont repérés par un agent de sécurité et arrêtés par la police. Ils transportent du matériel d’écoutes téléphoniques et on retrouve sur eux des carnets d’adresses et des documents impliquant un certain Howard Hunt et des numéros de téléphone de personnes de la Maison Blanche.

Découvrant que certains de ces cambrioleurs sont des proches de la Maison blanche (McCord est un colonel réserviste de l’armée de l’air, ex du FBI et de la CIA et membre du CRP, comité pour la réélection du Président), le Parti démocrate porte plainte contre le CRP. Un jury fédéral est saisi mais Patrick Gray, directeur du FBI par intérim après la mort de John Edgar Hoover, décide de ne pas pousser l’enquête.

Pourtant, il est fait un lien entre les activités d’un des « cambrioleurs » et des opérations de blanchiment d’argent pour financer le CRP. Il est lié à John Mitchell, ex-président du CRP, et Gordon Liddy un ancien agent du FBI, membre du CRP. Hunt et Liddy ont travaillé pour la Maison blanche sous la présidence Nixon tandis que Mitchell est le directeur de campagne de Nixon et son ancien ministre de la justice.

La femme de Michell, Martha, commence à faire des révélations à une amie journaliste au sujet d’activités illégales de membres de la Maison Blanche, révélations réfutées par Nixon lors d’une conférence de presse, au cours de laquelle il traitera Martha Mitchell de folle.

Toute cette affaire pique la curiosité de Bob Woordward, jeune journaliste au Washington Post. Soutenu par le rédacteur en chef du journal, Ben Bradlee, il va enquêter, accompagné de Carl Bernstein, sur le cambriolage et ses implications politiques. Plus de 200 articles seront publiés par le Washington Post alors que dans un premier temps, l’opinion publique se désintéresse de l’affaire.

L’enquête

L’enquête sur ce cambriolage et ses implications est le cœur du jeu “Watergate”. En effet, “Watergate” est un jeu pour deux joueuses dans lequel une incarnera Nixon, et son administration, et l’autre le Rédacteur, c’est-à-dire les journalistes du Washington Post. En cela, on retrouve dans le jeu une mécanique de tir à la corde qui symbolise bien cette lutte entre les protagonistes, entre cette volonté de faire éclater la vérité et celle de dissimuler les preuves à tout prix.

À chaque manche, les joueuses vont tenter de recruter des informateurs ou au contraire de les faire taire, et de relier ces informateurs à Nixon par un réseau de preuves, ou au contraire d’enterrer lesdites preuves. Le Rédacteur joue ces éléments face visible : si elle relie deux informateurs à Nixon en suivant une piste de preuves placées face visible, elle a gagné et fait triompher la vérité. Quant à Nixon, il doit lui enterrer les preuves en les plaçant face cachée et garder les faveurs de l’opinion publique pour gagner.

L’enquête menée par Bob Woodward et Carl Bernstein est une investigation minutieuse au cours de laquelle les journalistes ont recoupé de nombreuses informations, suivant des pistes non explorées ou laissées de côté par la police, et ce malgré les entraves de personnalités de la Maison Blanche ; ils ont eu des contacts avec de nombreux informateurs dont les plus importants et les plus décisifs constituent des cartes disponibles dans les deux decks : soit le Rédacteur parvient à les recruter, soit Nixon parvient à s’assurer de leur discrétion.

Mais le plus célèbre d’entre eux est le mystérieux « Gorge Profonde », nommé ainsi en référence à un film pornographique sorti au même moment que l’affaire du Watergate, et dont l’identité réelle restera longtemps incertaine (en effet, ce n’est qu’en 2005 qu’on saura qu’il s’agissait de Mark Felt, alors numéro 2 du FBI). “Gorge profonde” est d’ailleurs une carte très puissante du deck du Rédacteur puisqu’elle lui permet de remettre en jeu un informateur intimidé par Nixon et placé face cachée sur la plateau. Gorge Profonde aidera les journalistes à décrypter le rôle des protagonistes et les enjeux de l’affaire ; on lui attribue ce fameux conseil “follow the money” ou “suivez l’argent”.

L’argent dont il est question, ce sont les chèques du Comité de Réélection du Président, qui ont permis de remonter la piste des complicités au sein du comité. Dans le jeu, il s’agit des preuves de couleur bleue, tandis que les preuves vertes constituent les enregistrements de la Maison Blanche, dont on reparlera dans quelques instants et que l’administration Nixon essaiera d’empêcher la Justice de saisir. Les preuves jaunes représentent les plans du Watergate (et sans doute les moins thématiques).

Pourtant l’affaire est d’abord peu médiatisée et Nixon conserve les faveurs de l’opinion publique puisqu’il est réélu haut la main en novembre 1972, raflant les grands électeurs de 49 États sur 50. Cette opinion publique, symbolisée par un jeton rouge sur le plateau de jeu, est tout comme les preuves, l’objet de toutes les convoitises. En effet, à la fin de chaque manche, ce jeton est gagné par la joueuse dans la piste de laquelle il se trouve (et qu’elle a pu faire avancer de son côté en jouant ses cartes). Nixon remporte la partie s’il parvient à gagner 5 marqueurs avant que le Rédacteur ne puisse le relier à deux informateurs. De même, chaque fois que le Rédacteur réussit à s’emparer d’un marqueur, il obtient un bonus qui symbolise le déroulement des grandes étapes de l’affaire : le procès, les audiences de la commission sénatoriale, la procédure “d’impeachment”.

De la même manière, les joueuses se disputent le marqueur Initiative. En effet, à chaque manche, la joueuse qui a l’initiative peut jouer une carte de plus que son adversaire. Cette asymétrie figure la sensation d’avoir “un coup d’avance” : on joue la première et la dernière carte de la manche, une de plus que l’adversaire. Un peu comme quand Patrick Gray, à la tête du FBI, transmettait tous les procès verbaux de l’enquête fédérale à la garde rapprochée de Nixon.

Le procès des cambrioleurs, ainsi que de Howard Hunt et Gordon Liddy, s’ouvre le 8 janvier 1973 et est présidé par le juge John Sirica. Les conseillers de Nixon ont convenu avec les accusés qu’ils plaident coupables en échange de la promesse de compensations financières et d’amnistie. Cela permet ainsi de couper court aux audiences, sans donner la possibilité au juge de creuser plus loin.

La chute de Nixon

À ce moment-là, Nixon entame son second mandat présidentiel, il est au sommet de sa popularité car le gouvernement vient de signer l’armistice dans le cadre des accords de Paris pour mettre fin à la guerre du Vietnam. Pourtant, dès février 1973, la majorité démocrate du Sénat décide de créer une commission d’enquête parlementaire concernant la campagne électorale des Républicains de 1972, dirigée par Sam Ervin. Elle permettra d’émettre des citations à comparaître débouchant sur des poursuites en cas de parjure ou acte illégal, pouvant réquisitionner des dossiers, documents… Nixon, invoquant la séparation des pouvoirs et la sécurité nationale, s’oppose catégoriquement à la commission et refuse de collaborer à l’enquête.

Le bras de fer s’engage, et les révélations vont se faire toujours plus nombreuses au cours des mois suivants. Sam Erwin annonce qu’il demandera l’arrestation pour outrage de tout membre de la Maison Blanche qui refuserait de comparaître. Fin février, Patrick Gray vient d’être nommé définitivement à la tête du FBI par Nixon et doit être confirmé par le Sénat. Pendant son audition, il avoue avoir tenu les proches du président au courant des détails de l’enquête du FBI sur le cambriolage du Watergate et indique que des membres de l’administration ont probablement menti pendant cette enquête.

La commission Erwin a le soutien des médias, pourtant Nixon campe sur ses positions lors d’une conférence de presse le 15 mars 1973. Mais un coup de tonnerre éclate pour la Maison Blanche quand McCord, ne supportant pas l’idée d’aller en prison et le fait que les vrais coupables ne soient pas inquiétés, écrit fin mars une lettre au juge Sirica dans laquelle il affirme être parjure, avoir subi des pressions de la Maison Blanche et implique de hauts responsables proches de Nixon. Pour symboliser l’importance de ce revirement sur la suite de l’affaire, McCord est d’ailleurs l’un des 7 informateurs présents dans le jeu, dont nous avons déjà parlé tout à l’heure.

Les auditions vont s’enchaîner au Sénat, elles seront télévisées à partir du 17 mai 1973 et donc fortement médiatisées. Au fur et à mesure des audiences, le public et les membres de la commission vont découvrir que l’affaire du Watergate n’est que l’arbre qui cache la forêt, mettant à jour un vaste système d’espionnage politique mêlant écoutes illégales, tentatives d’intimidation, fausses dénonciations, le tout étant alimenté par des fonds destinés au financement de la campagne présidentielle et indûment détournés.

Au cours des mois qui suivent, les têtes seront nombreuses à tomber autour de Nixon, dans un maelström de démissions et de limogeages qui culminera le 20 octobre 1973 avec le “massacre du samedi soir” (une des cartes du jeu fait d’ailleurs référence à l’événement). Cette seule journée verra la démission des numéros un et numéro deux du Département de la Justice après que Nixon leur ait demandé de démettre de ses fonctions le procureur spécial Archibald Cox, officiellement en charge de l’enquête, et que ceux-ci aient refusé de s’exécuter. Cox sera malgré tout finalement déchargé de l’enquête le même jour.

Les langues se délient, des collaborateurs (ou ex-collaborateurs) de plus en plus proches du Président se mettent à parler et on finit par apprendre que Nixon a mis en place un système d’écoutes et d’enregistrements au sein même du Bureau Ovale. Ce sont les fameuses preuves vertes dans le jeu de Matthias Cramer. Nixon fera tout pour que la Justice de son pays ne puisse se saisir de ces enregistrements, se contentant d’abord de communiquer des transcriptions écrites et incomplètes à la commission d’enquête

Il faudra attendre début août 1974 pour que soit enfin révélé un enregistrement datant de juin 1972, quelques jours seulement après le cambriolage au Watergate et où l’on entend Nixon discuter avec son chef de cabinet et s’inquiéter de la direction que prend l’enquête du FBI. Cet enregistrement — surnommé “smoking gun”, le pistolet fumant, la preuve qui accable les coupables, et encore une des cartes du jeu — détruira Nixon sur le plan politique et précipitera sa chute. Il démissionnera de ses fonctions le 8 août 1974 pour éviter l’humiliation de la procédure de destitution déjà engagée contre lui quelques semaines plus tôt, une démission qui reste un fait encore unique dans l’histoire des États-Unis.

Pendant ses adieux télévisés, il déclarera notamment que “pendant la période du Watergate, (il) avait cru de son devoir de persévérer et de faire tous les efforts possibles pour arriver à la fin du mandat” que le peuple américain lui avait confié. Et justement, si vous jouez Nixon dans “Watergate”, c’est le but qu’il vous faut atteindre pour remporter la partie.

En juin 1974, moins de deux mois avant la démission de Nixon, les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein ont publié leur livre “Les hommes du président”, qui relate leur enquête. Vous connaissez peut-être l’adaptation filmée du même nom, avec Robert Redford et Dustin Hoffmann dans le rôle de ces deux célèbres journalistes dont les méthodes d’investigation sont encore citées en exemple aujourd’hui. Un film que nous ne pouvons que vous recommander de voir ou de revoir.

En conclusion…

Watergate c’est donc un formidable jeu pour deux qui baigne dans son thème et qui utilise de manière très habile cette mécanique de tir à la corde pour nous narrer les péripéties de l’enquête et essayer de la faire nôtre, quel que soit le côté que nous défendions. C’est aussi un moyen de se replonger dans l’une des affaires politiques les plus célèbres, qui incarne le 4ème pouvoir que peut être le travail journalistique d’investigation. Un thème original pour un jeu de société !

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