
Cette chronique a Ă©tĂ© diffusĂ©e dans l’Ă©mission « Chroniques 119 » de septembre 2020 proposĂ©e par le podcast Proxi-Jeux. Elle a Ă©tĂ© co-Ă©crite avec Hammer.
En 1241, une alliance entre les villes de Hambourg et de Lübeck va sceller la création de l’organisation marchande incontournable de la fin du moyen-âge en Europe du Nord. On la connaît sous plusieurs noms, mais en français principalement sous le nom de la Ligue hanséatique, et de façon plus rare de Hanse teutonique.
Dans le domaine des jeux de société, cette alliance a donné son nom à Hansa Teutonica, un jeu de Andreas Steding, illustré par Dennis Lohausen, édité par Argentum Verlag en 2009, et distribué en France par Atalia. Andreas Steding, c’est peut-être un nom qui vous dit quelque chose, c’est aussi l’auteur de Firenze et plus récemment de Gugong paru en français chez Game Brewer…
Dans Hansa Teutonica, les joueuses incarnent des marchandes de la ligue hansĂ©atique qui doivent, pour l’emporter, dĂ©velopper leurs rĂ©seaux commerciaux et Ă©tablir des comptoirs dans de nouvelles villes. Andreas Steding a fait le choix d’ancrer son jeu dans une rĂ©alitĂ© historique rĂ©aliste, il a dĂ©jĂ dĂ©clarĂ© dans une interview en 2016 que c’est ce qu’il aimait faire avec ses jeux. Quand on sait qu’il est aussi historien, basĂ© Ă Göttingen, cela semble logique… Alors qu’est-ce que c’est exactement la ligue hansĂ©atique, et d’abord c’est quoi ce mot “hansĂ©atique” ?
Étymologie
Intéressons-nous à cette expression peu usitée de « hanse » : en général, le terme de « hanse » se retrouve au Moyen-Age pour désigner une association professionnelle de marchands et on en retrouvait fréquemment en Europe. On a d’ailleurs longtemps pensé que l’origine de ce terme était un vieux mot allemand « hansa » qui désignait une association de marchands…
En réalité, ce mot partagerait ses racines avec un autre « hansa » qui signifiait « troupe de soldats ». Des marchands ou des soldats il faut choisir, mais cette double signification prend tout son sens dans le jeu puisque nos braves marchands qu’on envoie parcourir les routes entre les différentes villes peuvent aussi dégommer ceux de nos adversaires, ça donne à ce jeu de gestion à l’allemande pur jus un caractère très interactif.
Et puis la hanse a aussi une dimension financière : ça désigne un groupement de marchands qui travaillent en coopération et qui bénéficient de privilèges, mais ça signifie également en latin médiéval la cotisation que doit payer un marchand qui voudrait bénéficier des privilèges accordés aux membres de l’association. Et ces fameux privilèges sont présents sur l’écritoire qui sert de plateau personnel à chaque joueuse : pendant la partie on peut améliorer son Privilegium pour avoir le droit d’établir ses comptoirs commerciaux dans plus de couleurs de villes différentes.
De son étymologie médiévale, le terme de « hanse » a finalement été plus spécifiquement associé à l’association des marchands des villes du nord de l’Allemagne qui contrôlaient le commerce maritime sur la Baltique et la Mer du Nord.
Géographie
Quelles villes peut-on visiter dans Hansa Teutonica ? Le plateau du jeu (celui du jeu de base) se concentre avant tout sur le nord de l’Allemagne, sans nous proposer rĂ©ellement de routes de commerce maritime. Il y a bien sĂ»r Hamburg et LĂĽbeck, les villes flambeau de la ligue hansĂ©atique comme on le disait au dĂ©but, mais on peut aller jusqu’à Arnheim Ă l’ouest (Arnheim c’est aux Pays-Bas aujourd’hui), et Stendal Ă l’est, c’est Ă l’Ouest de Berlin. Au sud, on s’arrĂŞtera Ă Göttingen — tiens c’est la ville de l’auteur — et on sourira bien sĂ»r en passant par Quedlinburg oĂą on ne manquera pas de croiser quelques charlatans.
Ça c’est pour le plateau de jeu mais historiquement la ligue hanséatique ne s’est pas cantonnée à l’Allemagne, elle s’organisait tout autour des routes maritimes de la Mer du Nord et de la mer Baltique.

La future Hanse teutonique a commencĂ© par une alliance entre les villes de Hambourg et de LĂĽbeck, conclue dès 1230 puis confirmĂ©e par Ă©crit en 1241, dans le but de s’Ă©changer les richesses et les denrĂ©es dans le cadre d’un accord bilatĂ©ral entre chacune des deux citĂ©s. D’ailleurs les dĂ©buts de la ligue hansĂ©atique se sont faits de manière plutĂ´t informelle : après Hambourg et LĂĽbeck, de nombreuses autres villes se sont ralliĂ©es ensuite pour former une union de villes wendes (Wendischer Städtebund, du nom de la rĂ©gion autour de LĂĽbeck), une union commerciale nĂ©e en 1259 par la conclusion d’accords entre les villes portuaires de LĂĽbeck, Stralsund, Wismar, Kiel et Rostock.
Puis s’ajouteront ensuite Lunebourg et les villes de PomĂ©ranie de Greifswald, Stettin et Anklam — la PomĂ©ranie c’est une rĂ©gion cĂ´tière sur la Mer Baltique qui est aujourd’hui Ă cheval sur l’Allemagne et la Pologne. Et certaines de ces villes faisaient Ă©galement partie d’une union monĂ©taire, le Wendischer MĂĽnzverein (dĂ©jĂ une union monĂ©taire Ă l’époque ?!).

Des marchands issus de ces villes commercent alors avec Gotland, une grande île de l’actuelle Suède située au milieu de la Mer Baltique, qui était au Moyen-Age la plaque tournante du commerce de marchandises entre les ports du nord de l’Europe.
En ce qui concerne le jeu, il existe une extension qui remplace le plateau de la boîte de base par une nouvelle carte qui nous emmène plus à l’Est, où l’on voit justement apparaître cette région de Poméranie, et aussi la fameuse île de Gotland avec la ville de Visby. C’est une extension qui est sortie en 2010 mais qui n’existe jusqu’à présent qu’en allemand et en anglais. Et contrairement au plateau de base, celui-ci inclut bien les routes maritimes évoquées…
En ce qui concerne la ligue hansĂ©atique, il y avait Quatre Anciens qui Ă©taient Ă©lus par les villes pour les reprĂ©senter Ă Gotland, pour obtenir des privilèges commerciaux pour les villes de la Hanse. Mais leur activitĂ© s’Ă©tend bientĂ´t bien au-delĂ de Gotland, tout autour de la Baltique, et mĂŞme jusqu’Ă Novgorod, une ville situĂ©e au nord-ouest de la Russie, vĂ©ritable carrefour entre orient et occident.
Les marchands de la Hanse pĂ©nètrent aussi la Scandinavie (on voit Malmö sur la carte de l’extension), l’Angleterre et la Flandre. D’ailleurs, on peut Ă©galement choisir de jouer sur la carte Britannia, la deuxième extension sortie en 2014, qui vous proposera de construire vos comptoirs commerciaux de Edimbourg au nord jusqu’à Calais au sud, ainsi qu’au Pays de Galles.
Le réseau géographique c’est l’objet même de Hansa Teutonica. En effet, on pourrait s’attendre à un jeu de gestion très économique où on s’échange des ressources avec des cubes de toutes les couleurs, et bien ce n’est absolument pas le cas. Dans Hansa Teutonica, on construit un réseau commercial et c’est tout. On place ses marchands, on implante des comptoirs, d’ailleurs la partie s’arrête notamment lorsque tous les comptoirs de 10 villes ont pu être construits. Et le scoring du jeu récompense le plus grand réseau commercial créé par les joueuses.
Aspects politiques et économiques
Pour parler un peu plus des aspects politiques et économiques, la ligue hanséatique se distingue des autres hanses par son commerce qui repose sur des privilèges jalousement défendus qui leur sont octroyés par divers souverains européens.
Ces fameux privilèges, c’est cela qui permettra de remporter la victoire dans Hansa Teutonica car les joueuses auront la possibilitĂ© tout au long de la partie d’amĂ©liorer leurs actions ou les effets de leurs actions, ces amĂ©liorations leur octroyant alors plus de marchands Ă envoyer sur leurs routes commerciales. Pour gagner, il faut donc avoir bien dĂ©veloppĂ© son rĂ©seau commercial au moyen de ses comptoirs mais aussi renforcer son influence en amĂ©liorant les actions disponibles sur son Ă©critoire personnel : recruter plus de marchands, augmenter la valeur de ses comptoirs, placer des nĂ©gociants au lieu de simples marchands, etc. Et comme on l’a dit, une de ces amĂ©liorations s’appelle littĂ©ralement “Privilegium” sur l’écritoire.
L’objectif de cette alliance Ă©tait avant tout marchand, ce n’est pas un hasard si ce sont les personnages que l’on incarne dans le jeu. Il s’agissait d’affirmer son indĂ©pendance commerciale pour prospĂ©rer mutuellement face aux concurrents suĂ©dois, danois, hollandais ou anglais mais aussi d’assurer la sĂ©curitĂ© des Ă©changes marchands dans le cadre de guerres ou de la piraterie qui sĂ©vissait en Mer du Nord ou en Mer Baltique.
L’Europe n’Ă©tait pas Ă l’Ă©poque une entitĂ© politique homogène : c’était coĂ»teux et risquĂ© de marchander sur son territoire. Les villes de la Hanse s’octroyaient ainsi une souverainetĂ© politique qui leur permettait de fixer leurs propres droits de douanes, leur participation Ă un effort militaire commun et Ă la construction d’infrastructures qui permettaient la viabilitĂ© du commerce. Certaines des plus grosses villes disposaient de leurs propres comptoirs et ceux-ci bĂ©nĂ©ficiaient de privilèges d’extraterritorialitĂ© et Ă©taient protĂ©gĂ©s de toute dĂ©cision arbitraire Ă©manant du souverain local.
Les biens et denrĂ©es Ă©changĂ©es Ă©tait multiples, il pouvait s’agir d’ambres, de peaux ou de laines, de poissons, de minerais ou encore de productions agricoles. Chaque ville avait un monopole relatif dans le commerce d’une matière particulière dans le but de ne pas empiĂ©ter sur les autres : ça Ă©voque une application pratique de la notion d’avantages comparatifs qui ne sera thĂ©orisĂ©e que bien plus tard par le penseur Ă©conomique classique David Ricardo, au XIXè siècle ! Dans sa thĂ©orie fondatrice du commerce international et du libre-Ă©change, chaque « pays » a intĂ©rĂŞt Ă participer Ă ce commerce en se spĂ©cialisant dans la production du bien qui lui octroie l’avantage relatif le plus important.
Cet intérêt réciproque se matérialise également dans le jeu puisque si une joueuse parvient à occuper totalement une route commerciale entre deux villes avec ses marchands, elle peut certes placer un comptoir dans l’une de ces deux villes, ou améliorer ses actions, mais dans tous les cas elle permettra à chacune des joueuses contrôlant les deux cités ainsi reliées de marquer un point de prestige.
La Ligue HansĂ©atique est donc une coopĂ©ration Ă©conomique entre des villes qui se veulent « libres » vis-Ă -vis d’autres entitĂ©s plus puissantes. Cependant cette libertĂ© se voulait aussi politique et induisait dans l’esprit des Ă©lites locales une vĂ©ritable indĂ©pendance malgrĂ© une participation financière aux campagnes militaires de la Hanse. Le « Hansetag » constituait le seul organe de la Hanse se rĂ©unissant Ă LĂĽbeck, capitale de la Hanse, tous les 3 ans. Cette assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des villes hansĂ©atiques prenait de nombreuses dĂ©cisions Ă©conomiques et militaires dans un cadre consultatif en respectant la souverainetĂ© de chaque ville. Elles ont par exemple dĂ©cidĂ© la formation de la ConfĂ©dĂ©ration de Cologne en 1365 pour attaquer le royaume du Danemark. Nombre de ses villes appartenant au Saint-Empire romain germanique se rĂ©fĂ©raient directement Ă l’Empereur Ă travers le dispositif d’« immĂ©diatetĂ© impĂ©riale » et non au souverain local le plus proche.
Les commerçants les plus riches et les plus influents n’hĂ©sitent pas Ă faire la dĂ©monstration de leur pouvoir pouvoir Ă©conomique et politique, notamment en se faisant peindre comme les souverains de l’époque. Ainsi, on pense au portrait par Hans Holbein le Jeune de Georg Giese de Danzig (1532), marchand allemand de 34 ans au comptoir londonien de la Hanse (le Steelyard) qui a manifestement inspirĂ© la couverture de la boĂ®te originale du jeu.
En conclusion…
Pendant trois siècles, cette Hanse a eu un rĂ´le dominant au niveau commercial, puis politique, en Europe. La dĂ©couverte de l’AmĂ©rique Ă la fin du XVè siècle dĂ©place inexorablement le centre de gravitĂ© des Ă©changes commerciaux vers l’Ouest, entraĂ®nant le dĂ©clin de la Hanse. La guerre de Trente Ans (1618-1648) porte le coup fatal. La faiblesse de l’organisation politique de la Hanse a raison de sa puissance commerciale : il n’existe ni pacte d’alliance, ni statut, pas plus qu’il n’y a de cohĂ©sion. La puissance Ă©conomique n’aura pas suffi.
En Allemagne, 25 villes ont dĂ©cidĂ© de reprendre l’appellation de « ville hansĂ©atique » pour rendre hommage Ă leur histoire Ă la suite de la rĂ©unification. Certaines villes comme Hambourg ou BrĂŞme ont conservĂ© sur leur bannière les couleurs rouge et blanche et gardent Ă leur dĂ©nomination ce terme de « Freie Stadt » pour affirmer leur souverainetĂ©.