17 décembre 2025
TTA
Une chronique toute en musique pour parler des jeux de civilisation et notamment de TTA.

Ce texte est la transcription de la chronique proposĂ©e par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

J’ai passĂ© l’annĂ©e scolaire 2023-2024 sur les bancs d’école, dans ce qu’on appelle ici un CÉGEP. Le cĂ©gep, acronyme pour CollĂšge d’enseignement gĂ©nĂ©ral et professionnel, est une formidable particularitĂ© du systĂšme scolaire quĂ©bĂ©cois par rapport au reste de  l’AmĂ©rique du Nord. SituĂ© aprĂšs les Ă©tudes secondaires, il dure 3 ans si vous voulez aboutir directement sur le marchĂ© du travail, et seulement 2 ans si vous comptez aller Ă  l’universitĂ©.

À la diffĂ©rence des institutions post-secondaires du reste du continent, le cĂ©gep est Ă  peu prĂšs gratuit. LĂ  oĂč une annĂ©e universitaire coĂ»te approximativement 5.000 dollars canadiens en frais de scolaritĂ©, un peu plus de 3.000 euros, le cĂ©gep ne dĂ©passe pas les 400 dollars. Moins de 300 euros.

J’ai donc Ă©tĂ© confrĂšre de classe de jeunes de 17 ans, soit moins que l’ñge lĂ©gal pour acheter de l’alcool ou sortir dans les bars, dans un programme de musique en piano jazz. Si mes performances au clavier ne progressaient assez rapidement pour les exigences de mes profs et les miennes, j’ai Ă©normĂ©ment avancĂ© sur le plan thĂ©orique. J’ai, entre autres choses, appris la structure d’un blues. 

Le blues est une forme fixe, comme un sonnet en poĂ©sie. À l’école, vous avez probablement lu Le dormeur du val d’Arthur Rimbaud ou Le vaisseau d’or d’Émile Nelligan, que je pourrai vous rĂ©citer si vous me payez une biĂšre. Le sonnet est une forme fixe: toujours 2 quatrains, c’est-Ă -dire 2 strophes de quatre vers, puis 2 tercets, des strophes de trois vers, dont les rimes respectent un ordre prĂ©cis. 

Quant Ă  lui, le blues est une structure courte et facile Ă  mĂ©moriser, ce qui explique, en partie du moins, sa popularitĂ© auprĂšs des musiciens. Il s’écrit toujours en 12 mesures, arrangĂ©es en 3 lignes de 4 mesures (la mesure est une partie toujours Ă©gale en temps d’une piĂšce musicale). Et lĂ  oĂč une chanson peut comporter plusieurs accords de diffĂ©rents types, le blues classique repose sur 3 accords seulement, gĂ©nĂ©ralement tous des accords de type “7”.

De quoi est fait un accord 7 ? 

C’est un accord rĂ©gulier, majeur, auquel on ajoute une note, la septiĂšme (mineure). Par exemple, l’accord de do est Do – mi – sol. Je vous fais entendre Do-mi-sol. D’abord sĂ©parĂ©ment, en arpĂšge.

Puis plaquĂ©s ensemble. C’est un accord de do (majeur).

Pour faire do7, j’ajoute une quatriĂšme note, la septiĂšme mineure, qui est si bĂ©mol dans le cas prĂ©sent. Ça donne do – mi – sol – si bĂ©mol. JE VOUS FAIS ENTENDRE D’ABORD SÉPARÉMENT, EN ARPÈGE.

PUIS LES 4 NOTES EN MÊME TEMPS, EN ACCORD.

PUIS LES 4 NOTES EN MÊME TEMPS, EN ACCORD.

Si je veux jouer un blues en do, j’ai seulement 3 accords à apprendre :

  • Do 7
  • Fa 7
  • Sol 7

Qu’ont de particulier les accords 7 ? Dans notre oreille nourrie Ă  la musique occidentale depuis le ventre de notre mĂšre, un accord 7 appelle une suite. Ce n’est pas un accord conclusif. Il manque quelque chose. La chanson ou la phrase musicale ne peut pas finir lĂ -dessus. Un accord 7 crĂ©e une tension dans votre oreille qu’il faut rĂ©soudre.

Je vous fais entendre à nouveau l’accord de do7


Sentez-vous? On attend quelque chose ! Ce que vous attendez, c’est l’accord de fa majeur. Que je joue à l’instant.

Voyez, votre oreille est soulagée.

Je fais la mĂȘme chose avec sol7
 Je vous joue sol – si – rĂ© – fa .

Vous attendez do majeur (do-mi-sol).

LĂ , c’est calme. C’est rĂ©solu. Vous ĂȘtes Ă  la maison
 Votre oreille est heureuse.

Donc quand nous Ă©coutons un blues, qui repose sur une succession d’accords 7, nous sommes dans un genre de mouvement perpĂ©tuel, d’incessantes relances, de non fin. 

Je vous fais un exemple avec Blue Monk, un blues de Thelonius Monk que j’aime bien. C’est un blues en si bĂ©mol majeur.

Les accords sont si bémol 7, ré 7 et fa 7.

Pourquoi je vous raconte cela?

Vous vous souvenez peut-ĂȘtre que j’ai mentionnĂ© avoir jouĂ© une longue partie (plus de six heures !) de l’excellent Through the Ages durant la derniĂšre pĂ©riode des fĂȘtes. 

Pour rappel, Through the Ages est une création de Vlaada Chvatil publiée chez Czech Games Editions, dont la premiÚre version remonte à 2006 et la derniÚre à 2015.

Dans ce jeu, vous dirigez une nation abstraite, qui n’est ni Rome, Carthage ou l’Empire quĂ©bĂ©cois, depuis l’antiquitĂ© jusqu’au XXe siĂšcle, et votre objectif est de marquer le plus de points de culture.

Comme il fait partie de la grande et imprĂ©cise famille des jeux dits de civilisation, on ne peut s’empĂȘcher de le comparer aux autres, de se demander ce qui fait l’ADN d’un jeu de civ
 Qu’en penses-tu, Polgara?

Est-ce le thĂšme ? Le passage du temps depuis l’aube de l’humanitĂ© jusqu’aux temps modernes ?

La durĂ©e ou l’ampleur d’une partie ? Peut-on faire un jeu de civ en moins de deux heures?

La prĂ©sence d’un arbre des technologies ?

Je lance la question
 Et j’aimerais Ă©mettre cette hypothĂšse: les jeux de civilisation, comme le blues, sont faits de relances continues, sans pause.

Autant pour Sid Meier Civilization, Ă  l’ordinateur, que Through the Ages, plusieurs jeux de civilisation provoquent une sensation de flot continu, de mouvement perpĂ©tuel. 

Il existe trĂšs peu de jeux oĂč j’ai autant hĂąte Ă  mon prochain tour qu’à Through the Ages, (TTA pour les intimes). TTA ne s’arrĂȘte jamais. Le premier tour constitue le premier domino d’une trĂšs longue sĂ©rie. Tout s’enchaĂźne sans moment de rĂ©pit. 

Normalement, dans les bonnes pratiques de game design, comme dans les films d’action, on s’assure de faire baisser la tension, de calmer le jeu Ă  certains moments de la partie. Par exemple, Ă  Finca, quand vous possĂ©dez tous les fruits demandĂ©s par un village et une charrette de livraison
 ben vous livrez vos fruits. Tout simplement. Vous ne vous posez plus de question. Vous atteignez un moment de satisfaction, de calme, une rĂ©solution dirait-on en musique, exactement comme lorsque je joue l’accord de fa majeur aprĂšs le do7. Il y a une baisse de tension, un moment de respiration.

Et vous commencerez tranquillement un nouveau cycle au tour suivant. 

À Lords of Waterdeep, quand chacun a posĂ© tous ses ouvriers, on reprend ceux-ci, et on exĂ©cute une phase de maintenance.

Dans Terraforming Mars, à la fin de chaque génération, on produit de nouvelles ressources, reçoit de nouvelles cartes à jouer et certaines de nos actions redeviennent disponibles.

À PandĂ©mie, on bĂ©nĂ©ficie d’un petit relĂąchement une fois la carte ÉpidĂ©mie passĂ©e.

On pourra arguer que TTA aussi des fins d’ñges, mais contrairement Ă  la majoritĂ© des Wingspan de ce monde, oĂč on vous redonne des moyens pour agir, TTA vous enlĂšve des moyens, vous rend la vie encore plus difficile en vous retirant des ressources, en augmentant les exigences. 

J’entends par “tout s’enchaĂźne sans moment de rĂ©pit” dans TTA que je suis toujours au milieu de plusieurs Ă©lĂ©ments. 

Au lieu de me limiter Ă  une courte action, TTA me permet en un seul tour, de complĂ©ter un Ă©lĂ©ment amorcĂ© prĂ©cĂ©demment et d’en entreprendre un ou plusieurs autres. Par exemple, dans le mĂȘme tour, je termine les pyramides, renvoie MoĂŻse comme Leader au profit de Jeanne D’Arc et prends la carte technologique du Fer, car au prochain tour je disposerai d’assez de points de science pour la jouer et augmenter du mĂȘme coup la qualitĂ© de mes mines, ce qui me permettra de gĂ©nĂ©rer plus de ressources, ce qui me permettra de
 Vous voyez le genre. 

Le ressenti diffĂšre grandement de l’enchaĂźnement de minis actions, rencontrĂ© bien plus souvent aujourd’hui, par exemple dans Everdell, un jeu que j’adore sortir avec ma fille.

Cette sensation de mouvement perpĂ©tuel repose sur un mĂ©canisme de points d’action, un mĂ©canisme pourtant datĂ©, peu prisĂ© aujourd’hui parce que propice Ă  l’analyse paralysante, AP pour les initiĂ©s. 

Au lieu de seulement choisir entre 2 résines ou 3 brindilles comme je le fais à Everdell, je réalise 4, 5, voire 7 ou 8 actions ! Ce qui me force à toujours vivre dans le futur.

Attention, je n’affirme pas que l’un gĂ©nĂšre plus de plaisir que l’autre. Je ne juge pas de la qualitĂ©, mais du type de tension, de la forme de l’émotion, tant qu’à verser dans la synesthĂ©sie
 (je reviendrai sur la notion de synesthĂ©sie).

Chaque tour, je dispose d’un nouveau gadget qui amĂ©liore l’efficacitĂ© de ma machine, mais je ne peux m’en satisfaire
 Parce qu’au centre de la table, il y a une riviĂšre de cartes Ă  la puissance toujours croissante. Cette riviĂšre devient une vĂ©ritable mĂ©taphore du manque que sait si bien crĂ©er la publicitĂ©, qu’elle soit tĂ©lĂ©visuelle, dans les podcasts que j’écoute ou dans mon fil Facebook. Elle m’empĂȘche d’atteindre la satisfaction, car elle me fait savoir qu’il y a toujours une carte meilleure que celle que je viens tout juste de poser aux termes d’efforts considĂ©rables! Et si je ne travaille pas comme un fou pour me procurer ce nouveau gadget, je serai totalement dĂ©passĂ© par les autres. Il me faut plus. Il faut continuer.

On ne s’arrĂȘte jamais dans TTA, sauf Ă  la fin. TTA, et les jeux de CIV, sont des blues sur le capitalisme


Conclusion

Par son mouvement perpĂ©tuel, son refus de la rĂ©solution et des moments calmes, Through the Ages me fait penser Ă  la succession d’accords 7, des accords non-conclusifs, d’un blues. 

En rĂ©digeant cette chronique, je me suis demandĂ© quels autres opus provoquaient une Ă©motion similaire et j’ai pensĂ© Ă  Food Chain Magnate, et, dans une moindre mesure, Ă  la plupart des jeux de deckbuilding, comme Dominion. Et peut-ĂȘtre Gizmos ?

Tous ces titres ont en commun de faire rĂ©aliser plusieurs actions dans le mĂȘme tour Ă  la joueuse active. Paradoxalement, ceci entraĂźne une attente plus longue entre chaque tour. Si le jeu demande Ă  chacune de complĂ©ter 4 actions, il faut donc patienter 12 actions avant que la main ne nous revienne dans une partie Ă  4 joueurs.

Par consĂ©quent, pour conserver l’attention et l’intĂ©rĂȘt des joueurs durant ce downtime, il faut que les mĂ©canismes provoquent de puissantes Ă©motions prĂ© et post “coup”. En d’autres mots, l’anticipation qui prĂ©cĂšde votre tour et la satisfaction qui le suit doivent ĂȘtre trĂšs intenses.

J’ai envie de pousser plus loin la comparaison entre les Ă©motions gĂ©nĂ©rĂ©es d’un mĂ©dias Ă  l’autre. Quelles formes prennent-elles ? Peut-on trouver des synesthĂ©sies ? Ce mot bizarre que j’ai employĂ© un peu plus tĂŽt. Baudelaire, dans le poĂšme Correspondances, tirĂ© des Fleurs du mal, Ă©tablit des liens entre les diffĂ©rents sens, comme l’odorat, la vue, l’ouĂŻe et le toucher. Je le cite :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Peut-il y avoir des Ă©quivalences entre les sensations? 

La question est lancée !

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