catan-p-image-65490-grande

Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

Quel mauvais titre de piège à clics, Christian !! On se croirait sur un mauvais site tout plein de pubs et de potins sur Kim Kardashian !

Oui ! Je plaide coupable ! Mais maintenant que j’ai votre attention parce vous voulez me prouver que j’ai tort, vous allez m’écouter.

Comme les arts et la littérature ont défini de grands courants, le gothique, le baroque, le romantisme, le réalisme, le parnasse, le symbolisme, le futurisme, dada, le surréalisme, le constructivisme russe et j’en passe, le secteur ludique a aussi su identifier au moins deux grands courants ludiques, que l’on appelle écoles.

L’école américaine et l’école allemande, que nos amis américains, dans la grandeur de leurs connaissances géographiques, ont rebaptisé “euro”.

J’ai l’air de répéter des informations déjà connues, mais comme il y a au moins un membre du jury de l’As d’or qui ne fait pas la différence entre un jeu d’enchères et un jeu de négociation, mieux vaut définir les termes.

L’école allemande se rapproche des jeux abstraits, car les thèmes se révèlent souvent arbitraires, plaqués sur les mécanismes. Qui a vraiment l’impression de parcourir le plus de villes possible en 7 jours dans Les aventuriers du rail ?! Car oui, c’est la promesse en introduction dans les règles. Ça n’a aucun sens ! On n’incarne pas du tout un personnage ou un groupe qui se déplace et il n’y a pas de jours ni même de compte tours, parce que le jeu ne se termine pas après un nombre de manches fixé d’avance !!

De plus, qui dit jeu abstrait dit aussi simplicité, une quantité minimale de règles, qui tiennent en quelques pages. Les aventuriers du rail s’explique en quatre petites pages abondamment illustrées.

Au contraire, l’école américaine verse dans la simulation: on cherche à représenter le thème le plus fidèlement possible. Souvent dans des jeux de simulation historiques ou wargames. 

Pour coller au thème, il faut des règles plus complexes, plus nombreuses, avec plus de détails. Je vous mets au défi de jouer à Star Fleet Battles, qui reproduit fidèlement, dans ses moindres détails, un affrontement entre croiseurs de l’univers de Star Trek ! J’affirme qu’on peut se tordre de rire à la lecture des règles tellement le délire de la simulation va au détriment de la jouabilité.

À l’opposé, les Allemands n’abordent que très rarement des thèmes guerriers et les mécanismes ne permettent pas les attaques directes entre les joueuses : on ne peut voler le butin ou s’emparer d’un territoire appartenant à une autre personne à table. On préfère construire des villages ou des églises (comme dans Les piliers de la Terre). Le meilleur constructeur l’emporte.

Quant à eux, les Américains favorisent les jeux 4X : exploration, expansion, exploitation et extermination. Pensons à Twilight Imperium, Eclipse ou presque tous les jeux dits de civilisation. La portion guerrière est au cœur de ces jeux !

La tradition allemande favorise une structure de jeu en UNE action. À votre tour, vous faites un seul choix parmi deux ou trois possibilités, puis vous passez la main au suivant. Splendor en offre un excellent exemple : soit vous prenez des jetons, soit achetez une carte. Point.

À l’inverse, un jeu américain demande à ce qu’un joueur complète plusieurs phases avant de terminer son tour. Dans le vénérable Axis and Allies, il faut :

  1. Investir dans la recherche et acheter des unités.
  2. Déplacer les troupes pour le combat.
  3. Résoudre les combats, c’est-à-dire plusieurs lancers de dés !
  4. Réaliser les déplacements qui ne résultent pas en des combats.
  5. Déployer les unités achetées en début de tour.
  6. Collecter ses revenus !

C’est long !!

Si un jeu allemand compte plusieurs phases, tous les réalisent simultanément, ou presque. Par exemple, tous les joueurs reçoivent leurs revenus, puis à tour de rôle, chacun construit un seul bâtiment, ou place un seul ouvrier, etc.

Les Allemands évitent généralement le “output randomness”, que je traduis par hasard post-décisionnel. Le hasard post-décisionnel, c’est quand on connaît le résultat d’une action seulement après l’avoir choisie. Par exemple, dans un jeu de rôle comme Donjons et Dragons, je choisis l’action de lancer un sort de charme au nécromancien, puis j’apprends, en lançant des dés, si mon action réussit ou n’a aucun effet.

Les Allemands préfèrent le préfère le input randomness, hasard pré-décisionnel. Dans Carcassonne, vous tirez une tuile (hasard), puis vous décidez ensuite ce que vous en faites (décision). Vous connaissez les conséquences de votre choix avant de le faire. D’ailleurs, le hasard occupe une moins grande place chez les Allemands que les Américains pour déterminer le vainqueur.

Il existe une autre différence marquante à ce chapitre. Les Allemands désignent la gagnante avec des points de victoire. Je pourrais nommer tous les jeux des 25 dernières années! Century, Alhambra, Tzolkin, Québec, Fresco…

Au contraire, les Américains nous offrent plus souvent des jeux à condition de victoire: dans Global War, les alliés doivent occuper Berlin avant la fin du tour… x, sinon, l’axe l’emporte. Point. Pas d’interminable décompte de fin de partie.

Un jeu à l’allemande dure entre 45 minutes (Rattus) et 90 minutes (El Grande).

 Du côté des Yankees, on l’ignore, car terminer la partie demeure un souhait plus souvent qu’une réalité.

Voici donc qui complète la distinction sommaire entre les deux écoles.

Maintenant, si je vous demande “quel jeu représente le mieux les jeux allemands”, vous répondrez probablement… Catane !

Bien sûr, c’est un jeu d’un auteur allemand, d’un éditeur allemand. Illustré par un Allemand.

C’est également le plus connu de tous les jeux allemands. Peut-être même le plus vendu !

Et pourtant, si on le dissèque, plusieurs aspects ne cadrent pas du tout !

Le thème de Catane fonctionne

En effet, on sent bien comment on exploite les ressources naturelles d’une île vierge depuis de petites colonies, qui grâce au commerce et au développement routier, deviendront de grandes villes. Le thème ne me semble pas du tout arbitraire. 

Catane emprunte à la structure américaine du tour de jeu

Le joueur traverse l’entièreté des 3 phases (revenus – échange – construction) avant de passer la main au suivant.

Qui plus est, la phase d’échange est relativement libre, potentiellement longue, sans contraintes, comme au Monopoly…

On peut construire des bâtiments à la chaîne, pas seulement 1 à la fois. Contrairement encore une fois aux Aventuriers du rail, où si on choisit l’action de prendre une route, on ne peut en prendre qu’une !

Catane repose sur un hasard post-décisionnel (output randomness)

En début de partie et chaque fois que l’on construit une colonie, on choisit des croisements de territoires associés à des ressources, mais surtout à un résultat de jet de dés. On ne connaît le résultat de notre action qu’après avoir fait un choix. On ignore quand et surtout combien de fois, notre colonie va rapporter des ressources. Il se peut que le 5 ne sorte jamais de toute la partie ! Même chose quand on achète une carte développement. On la tire au hasard plutôt que de la choisir dans un marché ou une rivière de cartes, comme on le voit si souvent.

Les différences dans les formes de hasard ne s’arrêtent pas là !

J’observe plus souvent un hasard avec remise dans le jeu américain, le fameux lancer de dés, qui rend possible le fait de revoir le même résultat une infinité de fois, et donc de ne jamais voir un autre résultat. Au contraire, je vois plus souvent un hasard sans remise dans le jeu à l’allemande : quelqu’un finira bien par tirer ce foutu 9 rouge dans Les citées perdues ! C’est impossible que la partie se termine sans que cet événement ne survienne !

C’est un jeu à condition de victoire

Même s’il y a, à strictement parler, des points de victoire dans Catane, le jeu fonctionne comme une course. Dès qu’une joueuse atteint 10, la partie s’arrête. Immédiatement. On ne finit pas la ronde pour que tous aient le même nombre de tours, on ne réalise pas de décompte final avec des objectifs secrets ou de majorités !

C’est un jeu de conquête et d’occupation du territoire plutôt que de découverte ou d’aménagement

Souvent, on le voit dans des jeux de pose de tuiles comme Cascadia ou Kingdomino, les joueurs de jeux à l’allemande construisent un espace qui n’existe pas au début de la partie. Dans Catane, l’espace de jeu est entièrement défini avant le début et les joueurs feront la course pour l’occuper, ce qui cadre bien avec l’esprit conquérant américain, un revival du Far West. Je suis bien conscient que ce n’est pas une bataille directe comme pour Twilight Imperium, où vous pouvez reprendre un territoire, le voler à un autre.

Mais une petite subtilité, une nuance non anodine, appréciez l’allitération, me frappe au moment d’écrire ces lignes. Catane est un des rares jeux allemand où le blocage s’avère une stratégie viable, parce que construire une colonie rend impossible pour un adversaire d’en construire une autre dans toutes les intersections adjacentes. Dans Les aventuriers du rail et tous les autres jeux allemands à plus de 2 joueurs, perdre un tour pour nuire à un autre vous mène généralement à la défaite. 

Dans une vaste majorité de jeux allemands, chacun dispose de son petit espace personnel, de son petit napperon qu’il aménage, à l’abri des autres. Et dans les cas où les joueuses partagent le territoire, disons Carcassonne, il faut s’y prendre de façon indirecte pour “attaquer”. Non seulement vous ne pouvez que fusionner deux villes pour “voler les points de l’autre”, mais il est possible que les deux joueuses marquent quand même la totalité des points. Une règle presque de Calinours / Bisounours (vous irez voir pourquoi ils ne portent pas le même nom au Québec…)

Conclusion

Catane ne respecte pas, en plusieurs points, la doxa du jeu allemand, ce qui n’en fait pas pour autant un jeu américain !

La durée demeure sous les 90 minutes. Sa complexité ne le met pas hors de portée des familles, on construit sans détruire… Mais alors, Christian, de quel côté se situe-t-il ?

Je ne saurais vous répondre, car tout est question de spectre. 

Certaines caractéristiques le poussent d’un côté et d’autres le tirent à l’opposé… On pourrait dire de Catane qu’il est… de centre droit ?

D’ailleurs, il s’avère très ardu de pointer un jeu allemand parfait, qui en respecte toutes les caractéristiques.

Et ça l’est de plus en plus, parce les créateurs…

1- s’influencent les uns les autres ;

2- cherchent à sortir des sentiers battus.

On voit maintenant des jeux à l’allemande dont le livret de règles fait 24 pages et la durée dépasse les 3 heures ! Oui, je te regarde, Maracaibo! On voit l’influence allemande dans presque tous les jeux américains, et ce, depuis belle lurette ! Christian Peterson, l’auteur de Twilight Imperium, raconte dans le livret de règles de la troisième édition (2005) comment il a calqué la structure du tour de jeu sur celle de Puerto Rico.

La plus grande ironie, c’est que le wargame, l’emblème du jeu américain, s’appelait Kriegspiel au XIXe siècle… Parce qu’il vient d’Allemagne.

Et que Les aventuriers du rail, un des jeux les plus allemands qui soit, a été conçu par un américain, Alan Moon et publié par un éditeur franco-américain : Days of Wonder… 

Mais au-delà de la classification, un peu futile j’en conviens, d’un jeu dans des catégories abstraites, artificielles, l’exercice ne me paraît pas seulement du pelletage de nuages. On s’entraîne à analyser et comprendre les caractéristiques d’un jeu. À les nommer, les répertorier. Ça peut servir si on veut être influenceur, parler de jeux sur les Zinternet.

Ça peut servir si on veut critiquer.

Si on veut devenir auteur de jeux, travailler pour un éditeur.

Si on veut choisir le bon jeu selon le public présent.

Ça peut même servir dans la vie de tous les jours, quand un politicien malhonnête affirme se tenir au centre, alors qu’il avance clairement des idées de droite…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *