Qu'est-ce qui peut lier Branda Romero, game designeuse américaine, et Hannah Arendt, philosophe allemande ?

Cette chronique a été proposée dans le podcast Analysis Paralysis diffusé en février 2024.

Mais oui, qui sont les mystérieuses Brenda et Hannah ? Alors non, ce ne sont toujours pas mes crush américaines, rencontrées à l’occasion d’un programme de correspondantes organisé par le lycée, et avec qui j’ai passé mon été sur une plage californienne…

Oui je viens de recycler peu ou prou la blague de ma dernière chronique pour Analysis Paralysis (Who is BoB ?), promis j’espère que ce sera la dernière fois.

Mais disons que si il y avait des blagues à faire, c’était maintenant car je vais potentiellement aborder un sujet sensible dans la suite de cette chronique et je préfère donc prévenir.

Brenda, c’est Brenda Romero, de son nom patronymique Brathwaite. C’est une game designeuse et développeuse américaine principalement dans le secteur du jeu vidéo et elle est connue notamment pour son travail sur la série de jeux Wizardry. Jusque là vous pourrez constater que je ne me suis pas trop foulée, j’ai littéralement recopié Wikipédia (enfin j’ai traduit la page Wikipédia, d’où ma valeur ajoutée).

Brenda Romero

Je vous laisse donc aller consulter son site pour voir les jeux sur lesquels elle a travaillé. Vous découvrirez alors aussi que Brenda Romero est une personnalité importante, influente, du monde du JV. Elle a écrit également des ouvrages, participé à des conférences, c’est clairement une militante.

A partir de 2008, Brenda a travaillé sur une série de jeux non-vidéo parmi lesquels en 2009, Train. Imaginons que vous n’en savez rien.

Train est un jeu de gestion ferroviaire comme on en connaît des dizaines : vous devez remplir des passagers dans des wagons et les acheminer. La règle du jeu, assez lapidaire, vous indique comment remplir vos wagons, comment les déplacer, comment jouer une carte événement pour changer le train de rail ou comment faire dérailler un train. En début de partie, vous ne savez pas exactement comment vous gagnerez et quand le jeu s’arrête. Vous allez donc remplir vos wagons de petits pions jaunes, puis les acheminer jusqu’à une destination alors inconnue.

La première joueuse qui parvient à rallier une destination révèle la carte correspondante. Je vais arrêter les mystères car vous l’avez peut-être déjà pressenti : la destination est un camp de concentration.

Une fois la stupeur de cette révélation passée, les joueuses ont le choix de continuer à jouer en appliquant les règles telles qu’elles ont été énoncées initialement, refuser de jouer, ou aller à l’encontre du jeu en cachant des pions ou en faisant dérailler des trains.

Matériel du jeu Train
(photo Brenda Romero)

On peut évidemment se sentir trahie en tant que joueuse par Train. Trahie d’avoir été trompée sur la finalité du jeu et sur sa règle. Et c’est bien cela que questionne ce jeu expérimental. Expérimental car vous n’aurez probablement jamais l’occasion de vivre cette expérience puisqu’il n’existe pas de copie de ce jeu, uniquement celle détenue par Brenda Romero qu’elle conserve pour les conférences ou salons au cours desquels le jeu est présenté (et l’autrice a souhaité assister à toutes les parties jouées de Train).

Train s’inscrit dans une série de créations dénommée globalement “Les mécaniques sont le message”. Selon les propres mots de Brenda Romero, ce jeu a vocation à répondre à deux questions : “Les joueuses suivront-elles aveuglément les règles ?” et “Les joueuses resteront-elles là à regarder (sous entendu une fois qu’elles savent)”.

Ces questions renvoient à l’oeuvre de Hannah Arendt, philosophe juive née en 1906, et notamment à la thèse qu’elle a développée dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem, qu’elle a écrit suite à la couverture du procès d’Adolf Eichmann en 1961, fonctionnaire de l’Allemagne nazie, responsable de la logistique de la “solution finale”. Lors de son pocès, la défense d’Eichmann était basée sur le fait qu’il était toujours resté dans la légalité puisqu’il ne faisait qu’appliquer les ordres du IIIème Reich.

Hannah Arendt développe ainsi l’idée que Eichmann n’est ni un criminel extraordinaire, ni un malade mental mais un fonctionnaire banal, rouage d’un système totalitaire meurtrier, ayant perdu tout sens éthique personnel, en rupture complète avec la philosophie kantienne sur la morale (le principe d’impératif catégorique selon lequel la raison conduit à la loi morale). Ce concept de banalité du mal a créé d’ailleurs une très forte controverse à la sortie de son ouvrage.

La philosophie d’Hannah Arendt est donc notamment basée sur l’idée de nécessité de la résistance et du légalisme qui peut conduire au crime.

Hannah Arendt (1941)

Revenons en à Train et au jeu de société. Réfléchissons à ce que ce jeu expérimental nous dit de nous joueuses, en nous détachant de sa contextualisation, la Shoah. Car oui il fallait sûrement utiliser ce contexte particulièrement violent pour forcer à la réflexion sur ce qu’est la règle et l’obéissance quasi aveugle que les joueuses lui vouent.

Train nous questionne donc sur ce rapport à la règle, sur notre capacité à nous joueuses à questionner la règle, à réfléchir à sa justification, à son bien fondé. Train s’attache donc à l’esprit de la règle plutôt qu’à sa simple traduction technique.

Son message est donc résolument politique. Pourtant, Train est tout sauf un jeu qui se voudrait éducatif, il ne donne pas de leçon. Non, il propose plutôt de faire appel à notre empathie, de comprendre de façon empirique les enjeux posés par l’acceptation de la règle. De même, ce n’est pas un cours d’histoire mais une façon d’appréhender émotionnellement des comportements.

Limité à notre position de joueuse, il questionne sur ce fameux cercle magique. Le cercle magique est cette théorie héritée de Johan Huizinga. Très schématiquement, le cercle magique s’inscrit dans la dimension “sacrée” du jeu car il est séparé, matériellement et/ou idéalement de la vie courante. En réalité personne n’a jamais pensé que le jeu était totalement isolé du monde, mais cette idée doit plutôt être appréhendée comme un concept utile pour penser le jeu et la place que la joueuse y prend.

Johan Huizinga

Aujourd’hui, de nombreuses game designeuses interrogent le concept même de cercle magique. Bien sûr, le cercle magique présente un certain confort pour la joueuse puisqu’elle se glisse dans cette bulle conçue par la game designeuse pour elle, en acceptant les règles qui ont été fixées pour elle et en se départissant de son esprit critique (elle n’en a pas besoin puisqu’en acceptant d’y entrer se forme un contrat implicite). Pourtant, cette bulle confortable implique également une forme de soumission qui peut devenir insupportable à la joueuse et qui peut la conduire à vouloir briser le cercle magique. Je ne dis pas que toutes les joueuses chercheront cela. Mais des joueuses ont cette volonté : replacer dans le cadre du monde bien réel l’expérience de jeu et donc exiger du jeu qu’il soit conscient de cette porosité.

Cela veut dire que les autrices, les éditrices, les joueuses, et toutes celles qui vont faire vivre le jeu ont le droit et probablement le devoir, mais je ne dis à aucun moment que c’est une obligation, de réfléchir à ce que dit le jeu, aux représentations qu’il utilise, aux messages qu’il transmet, aux stéréotypes qu’il véhicule, aux émotions qu’il fait ressentir. Cela ne veut pas dire qu’elles sont obligées de vouloir véhiculer un message mais elles doivent a minima s’interroger sur la réception de l’œuvre proposée au public.

Une fois de plus, une telle démarche n’exonère pas les joueuses de leur responsabilité individuelle face à ces œuvres. Peut-être qu’un jour, on ne supportera plus ses jeux qui nous imposent de coloniser, terraformer, exploiter, dominer et qui nous font éprouver du plaisir à le faire. Encore une fois, c’est le questionnement de chacune, à la lumière de la responsabilité individuelle que l’on choisit de se fixer.

Je vous invite à lire l’article publié sur le blog de l’Acariâtre consacré à Train dans ses Boardgames studies dispo ici.

4 thoughts on “Brenda et Hannah

  1. Superbe chronique ! Sujet déjà effleuré lors de l’interview d’ Henri Kermarrec, mais ici cela va un peu plus loin.

    Je partage l’idée du devoir de s’interroger sur le message que les mécaniques et les thématiques véhiculent.

    Je participe à la sélection des prototypes pour le concours de proto du festival Alchimie du jeu, et je me suis retrouvé devant le cas d’un proto qui me pose problème : je trouve une des thématiques principales du jeu problématiques. Et pour moi c’est rédhibitoire. Mais pas forcément pour tous les autres co-responsables de l’espace.

    On n’a pas encore finalisé la liste des sélectionnés, mais ce n’est pas ici le lieu pour dire si il a été finalement sélectionné ou pas 🙂

    1. Merci beaucoup pour ton retour, très intéressant. Oui, c’est un sujet sur lequel on va avoir des décalages d’une joueuse à une autre effectivement. J’aurais tendance à dire que le plus important c’est de réussir à être assertive et à exprimer ce qui nous gêne.
      Cool aussi car on se verra à l’Alchimie du jeu !

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