Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 133 » de février 2022 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.
Shakespeare c’est un jeu qui nous propose de nous mettre dans la peau d’un directeur de troupe de théâtre à l’époque de la reine Elisabeth Ière, en recrutant artisans et acteurs, en montant nos décors, en préparant nos costumes et en n’oubliant pas de répéter notre pièce au cours des 6 journées que nous propose chaque partie. C’est un jeu de RV Rigal, illustré par Arnaud Demaegd et Nériac, édité par Ystari Games, pour 1 à 4 joueuses âgées de 13 ans et plus, pour des parties de 20 à 90 minutes.
La naissance du théâtre Élisabéthain
Le théâtre élisabéthain tire son nom de la reine d’Angleterre Élisabeth Ière, monarque de 1558 à 1603 et c’est donc au développement de cet art à cette période que l’on s’intéresse. On va évidemment parler de William Shakespeare mais il y a bien d’autres choses à aborder…
Le théâtre élisabéthain couvre la période allant de 1560 à 1642, et s’étend donc pendant les règnes des successeurs de Elisabeth que sont les rois Jacques Ier et Charles Ier. On parle ici d’un ensemble de quelque 1500 pièces de théâtre écrites par une centaine d’auteurs différents. Aujourd’hui, on considère que l’auteur principal de cette période est, sans conteste, Shakespeare, alors qu’à l’époque et pendant plus d’un siècle, certains auteurs, comme Ben Jonson ou John Fletcher, avaient une réputation bien supérieure à la sienne.
Replaçons un peu les choses dans leur contexte historique : le théâtre élisabéthain (comme tout le théâtre occidental) ne s’est pas fait en un jour, il est le résultat de presque six siècles d’évolution de l’art théâtral qui prend sa source dans les Mystères du Haut Moyen Âge, des spectacles mettant en scène des sujets religieux. Pendant le XVe siècle, la forme théâtrale évolue en Angleterre vers les Moralités, des pièces montrant les vices et les vertus des Hommes dans un but d’édification. C’est un premier pas vers la sécularisation du théâtre, mais les références religieuses restent présentes.
À la fin du XVème siècle, une autre forme de pièce que sont les Interludes se développe. Ce sont des comédies en un acte, avec peu de personnages, essentiellement faites de discours. Il est aussi important de noter qu’à cette époque, les grands seigneurs et le roi (d’abord Henri VII, puis Henri VIII) entretiennent de petites troupes d’acteurs pour produire ce genre de spectacle. Une tradition qui se perpétuera jusqu’en 1580 avec Elisabeth Ire, la fille de Henri VIII, qui est figurée sur le plateau personnel dans le jeu et à qui les joueuses pourront donc aller quémander un peu d’argent pour aider à payer leur troupe.
Pendant le XVIe siècle, des universitaires se lancent dans l’écriture de comédies d’inspiration historique, construites sur le modèle antique avec cinq actes respectant une unité de temps et d’action. Parmi elles, on trouve Gorboduc, une pièce innovante à plein d’égards : c’est la première pièce historique basée sur l’histoire ancienne britannique traitée à la manière du théâtre antique ; et pour la première fois au théâtre, écrite dans un mélange de vers rimés et de vers blancs anglais, c’est-à-dire sans rime. Gorboduc nous raconte l’histoire d’un roi vieillissant d’une Grande-Bretagne légendaire, qui veut partager son royaume entre ses deux fils, mais cette prémisse donne finalement naissance à une tragédie.
On retrouve bien entendu l’argument du Roi Lear mais au-delà de l’aspect mythologique, la pièce est le reflet des préoccupations de la nation britannique au sujet de l’avenir de la dynastie des Tudor : Elisabeth, surnommée la reine vierge, n’est pas mariée, n’a pas de descendance. D’ailleurs à son décès en 1603 le trône reviendra à la branche écossaise des Stuart.
Les troupes de théâtre
Qui dit théâtre dit troupe d’acteurs mais au milieu du XVIème siècle il n’y a pas de bâtiments réservés à cet art, donc pas de… théâtre tel qu’on l’entend aujourd’hui. Pour les représentations, des tréteaux sont érigés dans des cours d’auberges, dans des granges, ou pourquoi pas dans des arènes normalement dévolues à des combats d’animaux. Les spectateurs sont souvent debout près de la scène, ou pour les auberges, aux fenêtres des chambres des étages. Dans les auberges, on servait à boire avant, pendant et après le spectacle ce qui avait pour conséquences bagarres et débauches en tout genre.
Les premières compagnies sont des groupes organisés autour d’un noyau central d’acteurs qui se partagent les décors, les costumes … et les recettes. Fabriquer les décors et coudre les costumes en recrutant des artisans, recruter les acteurs et actrices en fonction des pièces choisies, c’est tout cela que propose de faire le jeu.
Les acteurs sont très souvent actionnaires de leur compagnie, ayant investi une somme d’argent en la rejoignant. La troupe est sous la direction d’un “impresario” (un chef) qui fournit les avances financières et loue le lieu de la représentation : il organise les spectacles, et il peut punir les acteurs de la compagnie qui voudraient la quitter — et donc récupérer l’argent investi ! Dans le jeu, les joueuses devront payer les salaires des acteurs et artisans à la fin de la partie, quand le spectacle aura eu lieu : c’est bien logique, puisqu’il s’agit là de la recette de la pièce.
Certaines petites troupes étaient entretenues par de hauts dignitaires. Prenons l’exemple des “Leicester’s Men”, une troupe qui bénéficiait de la protection de Robert Dudley, 1er comte de Leicester, depuis 1559. En 1572, les lois sur les indigents sont modifiées ; le statut des acteurs ambulants en est affecté : ceux qui ne possèdent pas de parrainage d’un noble peuvent être classés comme vagabonds et passibles de sanctions. Une lettre adressée à Leicester par ses acteurs demande que les acteurs soient nommés non seulement serviteurs en livrée du comte mais aussi ses « domestiques » — une distinction qui leur permet d’aller et venir à Londres sans restriction. Ils souhaitent bénéficier de sa protection juridique tout en fonctionnant comme une entité commerciale indépendante, un modèle que d’autres compagnies suivront. Les troupes doivent porter la livrée de leur protecteur et en échange le mécène obtient des places gratuites pour les spectacles.
En 1574, cette même troupe obtient le premier brevet royal accordé à une compagnie d’acteurs après l’Acte de 1572 : la compagnie peut exercer librement son art à Londres et dans tout le pays ; mais surtout les politiques antérieures qui permettaient aux fonctionnaires locaux de censurer ou de désavouer des pièces de théâtre sont annulées. Ce pouvoir était maintenant dévolu uniquement à la bureaucratie royale, par l’intermédiaire du Lord Chamberlain, le fonctionnaire en chef de la cour, et de son “Master of Revels”, le Maître des Délices en français. Une fois que les acteurs ont reçu l’approbation du Master pour leurs pièces, ils peuvent les jouer partout en Angleterre sans censure locale. Le mandat donnait en fait à la compagnie, et à celles qui suivraient plus tard, la liberté de créer ces pièces de théâtre de la Renaissance anglaise.
Les premiers théâtres à Londres
Le succès des pièces aidant, les troupes n’ont plus besoin d’être ambulantes, et peuvent donc se sédentariser. Le premier véritable théâtre élisabéthain permanent, destiné exclusivement aux spectacles, est bâti en 1576 à Shoreditch, en dehors de la Cité de Londres, par et pour la compagnie de James Burbage, qui est alors protégée depuis deux ans par la reine elle-même.
Ce bâtiment est baptisé The Theatre, et non par le terme anglais playhouse. Burbage choisit le terme érudit de théâtre, aux racines gréco-latines, sans doute dans un désir de donner ses lettres de noblesse à son activité. Ce terme est adopté par les autres troupes, car il figure dans le nom de presque tous les théâtres élisabéthains suivants.
En 1594, Shakespeare est engagé au Theatre dans la troupe de Burbage, appelée alors la troupe de Lord Chamberlain, en tant qu’acteur et dramaturge.
Dans le jeu, Shakespeare fait bien partie des acteurs lui-même, car de nombreux auteurs de l’époque cumulaient les deux métiers. Écrivant la plupart des premiers rôles pour Richard Burbage, Shakespeare reste jusqu’en 1598, année du transfert de la troupe au Théâtre du Globe. En effet, suite à des démêlés judiciaires, The Theatre est démonté et les matériaux sont transportés de l’autre côté de la Tamise pour servir à construire le Théâtre du Globe, désigné aujourd’hui comme le « théâtre de Shakespeare »..
Dans le quartier de Southwark, quartier mal famé, le Théâtre du Globe rejoint les théâtres The Rose et, un peu plus loin, The Swan, qui fonctionnent là depuis quelques années. Southwark, sur la rive droite de la Tamise, présente l’avantage d’être proche de la Cité, et d’être en dehors de sa juridiction d’obédience puritaine. C’est, pour les londoniens, un lieu de plaisir, car on y trouve aussi des combats d’ours, de taureaux et de chiens, d’innombrables tavernes, bordels et maisons de jeux. Lors de leurs attaques contre le théâtre, les Puritains ne manqueront pas de faire l’amalgame, associant le théâtre avec l’intempérance, le jeu et la luxure.
Mais à quoi ressemblaient donc ces premiers théâtres anglais ? Eh bien ce qui frappe en premier c’est qu’ils étaient en partie à ciel ouvert ! Tous les bâtiments de théâtre étaient ronds, carrés ou octogonaux, avec des toits de chaume couvrant la structure entourant une cour ouverte. Les spectateurs, en fonction de leurs moyens financiers, pouvaient se tenir dans la cour, qui pouvait être en pente vers la scène, s’asseoir sur des bancs dans les galeries qui faisaient le tour de la plus grande partie des murs, s’asseoir dans l’une des loges privées ou même sur un tabouret sur la scène proprement dite.
La scène typique était une grande plate-forme, dépassant au milieu de la cour de sorte que les spectateurs l’entouraient presque. Elle était surélevée et était abritée par un toit. Dans la plupart des théâtres, ce toit de scène, soutenu par deux piliers placés à mi-chemin sur les côtés de la scène, dissimulait une zone supérieure d’où l’on pouvait faire monter ou descendre des objets. À l’arrière de la scène se trouvait une façade à plusieurs niveaux avec deux grandes portes au niveau de la scène. Il y avait également un espace pour la « découverte » de personnages cachés, afin de faire avancer l’intrigue ; il était probablement situé entre les portes.
Des objets étaient parfois transportés sur la scène de la plate-forme, mais ils étaient peu nombreux. Certains objets étaient si encombrants qu’ils restaient sur scène pendant toute la durée de la représentation. Les accessoires plus petits étaient probablement révélés dans l’espace de découverte, et des serviteurs transportaient certains de ces accessoires. Il semble que le public n’était pas perturbé par les incohérences scéniques.
À l’époque de Shakespeare, les pièces étaient donc souvent éclairées par la lumière du soleil. Par conséquent, les pièces devaient avoir lieu pendant la journée, généralement à midi et uniquement par beau temps. Les spectateurs devaient faire appel à leur imagination pour les scènes qui se déroulaient la nuit, et la compagnie de Shakespeare, The King’s Men, était limitée à des représentations saisonnières. À partir de 1608, cependant, la compagnie s’installa au théâtre Blackfriars pour sa saison hivernale. Ce théâtre couvert invitait à un autre type d’écriture, d’éclairage et de musique. Le théâtre en intérieur était plus petit mais permettait un meilleur contrôle du décor ainsi que des représentations de nuit ou par mauvais temps.
Le Blackfriars utilisaient des bougies fabriquées à partir de suif, de graisse de mouton ou de bœuf, qui étaient moins chères que la cire d’abeille mais nécessitaient plus d’entretien en raison de leur désintégration rapide. Chaque représentation nécessitait plus de 100 bougies. Les machinistes étaient très occupés, car les bougies devaient être remplacées ou taillées quatre fois au cours du spectacle, et les lustres étaient levés ou abaissés manuellement pour varier les effets lumineux.
Le Blackfriars rendait les scènes sombres plus glaçantes et amplifiait l’expérience des spectateurs du théâtre en simulant la tombée de la nuit, des événements sinistres ou des moments de calme. Ces bougies on les retrouve dans le jeu puisqu’elles symbolisent les points de victoire.
Sur scène, seuls les hommes étaient autorisés. Même si le théâtre était une distraction populaire, appréciée de la Reine elle-même, le métier de comédien et était considéré comme inapproprié pour les femmes, car il s’agissait d’une profession rude et tapageuse plutôt que raffinée. Par conséquent, les femmes ne furent pas légalement autorisées à jouer sur la scène anglaise avant le couronnement du roi Charles II en 1660 (même si les femmes jouaient déjà dans divers pays européens dans des pièces de la Commedia dell’Arte depuis quelques années). Les rôles féminins étaient donc confiés à de jeunes garçons.
Shakespeare (sa vie son œuvre !)
Il est grand temps de parler un peu plus en détail du héros de cette chronique, William Shakespeare, mais aussi des auteurs de l’époque en général. Les premiers auteurs sont des universitaires qui se font ainsi de “l’argent de poche” mais ne sont pas des acteurs.
Puis apparaissent des auteurs-acteurs à succès comme Shakespeare qui deviennent actionnaires de leur troupe et aussi parfois copropriétaires du théâtre ce qui leur permet de s’enrichir et d’être reconnu car être auteur de pièces théâtrales n’est plus considéré comme « déchoir » (contrairement à la France). Shakespeare sera ainsi copropriétaire à la fois du Globe et du Blackfriars, ayant ainsi 2 théâtres à sa disposition vers la fin de sa carrière, un fait exceptionnel à l’époque.
Les demandes de pièces sont énormes car il n’y a que 6 représentations environ pour chaque pièce. De ce fait, il y a une recherche permanente de textes qui sont payés entre 6£ et 10£. L’impresario fait une avance financière à l’auteur sur présentation du manuscrit qui lorsqu’il est terminé devient la propriété exclusive de la compagnie ce qui explique la pauvreté des auteurs qui ne sont pas acteurs.
Le texte est conservé par la troupe en rares exemplaires pour éviter le plagiat ; il est découpé en tronçons distribués aux acteurs pour apprendre leurs textes, ainsi les acteurs n’ont pas le texte en entier (la confiance règne, car il y a des espions !). En cas de succès, le texte est mis à l’ abri des libraires afin d’éviter sa publication (de peur que la pièce soit jouée par d’autres troupes). Jusqu’en 1600, le nom de l’auteur est rarement indiqué.
L’importance de l’écriture des pièces est retranscrite dans le jeu par les 3 pistes correspondant chacune à l’avancée des 3 actes de la pièce, et c’est en fonction de l’avancée sur ces pistes que les joueuses gagneront de l’argent pour payer les salaires et des points de victoire.
Quant à Shakespeare, son œuvre comprend 39 pièces, 154 sonnets et quelques poèmes. La plupart de ses pièces furent rédigées entre 1589 et 1613, au rythme d’environ 2 pièces par an. Dès 1598, son nom apparaît sur ses œuvres, preuve indéniable de sa popularité. Dès 1585, il est aussi acteur-actionnaire au sein de la troupe de John Burbage, les “Lord Chamberlain’s Men”. Après son décès en 1616, deux de ses amis éditent un recueil comprenant presque toute son œuvre théâtrale sous forme définitive. Ce fut le premier auteur à acquérir une aisance financière et il est devenu l’auteur exclusif de sa compagnie qui était protégée par la reine puis le roi .
Mais Shakespeare n’appartenait pas au “clan des universitaires”, il n’était ni noble ni “gentleman”, c’était un pur autodidacte, et il fut vivement critiqué de son vivant pour s’être inspiré d’une nouveauté poétique inspirée de Kit Marlowe, mort en 1593 qui avait introduit et imposé la versification dans le théâtre. Pourtant, c’est Shakespeare qui symbolise à notre époque le théâtre élisabéthain : ces pièces et les personnages qu’il a créés ont marqué les spectatrices au fil des âges et ce sont eux qui donnent leur nom aux comédiens que l’on recrute pour les incarner dans le jeu. Chaque personnage donne à la joueuse un pouvoir particulier plus ou moins lié à son “histoire” ; ainsi, la carte Hamlet a notamment pour effet de plomber l’ambiance tandis que Falstaff lui au contraire vous fera progresser sur cette piste.
En conclusion…
Pour populaire qu’il était, le théâtre avait ses détracteurs comme on l’a dit. Les puritains désapprouvaient la nature non religieuse des pièces, qui pouvait entraîner de mauvaises habitudes et de mauvais comportements. Ils pensaient que cela empêchait les gens d’aller à l’église. Les autorités, quant à elles, pensaient que cela encourageait l’oisiveté, et que les théâtres étaient des endroits idéaux pour les voleurs et les vagabonds, des lieux où la peste et d’autres maladies infectieuses pouvaient se propager.
Le 2 septembre 1642, un décret du Parlement ordonne la cessation de toute représentation théâtrale publique : les théâtres de Londres, publics ou privés, doivent fermer leurs portes et toutes les troupes itinérantes de province doivent cesser leurs activités. Certains décrets iront même plus loin en ordonnant la destruction des théâtres. Il faudra attendre 1660 et la Restauration de la royauté avec l’accession au trône de Charles II pour que le théâtre renaisse de ses cendres après une période de guerre civile en Angleterre. Mais tout sera à réinventer, et l’arrivée sur scène d’actrices professionnelles et l’introduction de décors amovibles ne seront que les signes les plus évidents de ce bouleversement.
Pourtant le théâtre élisabéthain ne manquait pas de soutiens, à commencer par les monarques eux-mêmes. Pour les Tudor, puis les Stuart, le théâtre servait à divertir la population mais aussi à promouvoir une idéologie protestante modérée : certains acteurs itinérants étaient même des espions au service de la couronne chargés de surveiller les catholiques réfractaires à la nouvelle religion !
Les pièces de cette période relèvent d’un théâtre baroque qui mélange les genres à l’intérieur d’une même oeuvre avec une prédilection pour la violence, la vengeance, le goût des déguisements et une fascination pour la mort ce qui reflète le contexte politique, social et religieux de l’Angleterre du XVIe Siècle avec le règne d’Henri VIII, les querelles religieuses avec l’abandon du catholicisme.
On ne peut que recommander de lire ou relire l’oeuvre théâtrale de Shakespeare tant elle reste moderne même aujourd’hui, qu’il s’agisse de tragédies telles que Hamlet, de pièces historiques ou encore de comédies comme Le Songe d’une Nuit d’Été, dont on retrouve les personnages dans le jeu de RV Rigal.