Gugong est un jeu de Andreas Steding, illustré par Andreas Resch et Noah Adelman. Il est édité par Game Brewer.

Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 131 » de décembre 2021 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.

Andreas Steding aime donner à ses créations ludiques une couleur historique très marquée, et dans Gugong le ton est donné car la première page des règles du jeu présente le contexte historique du jeu et comment un fait réel (le recours à l’échange de cadeaux pour contourner l’interdiction de la corruption des fonctionnaires impériaux) sert de fondement à la mécanique principale du jeu.

Gugong se déroule en 1570, sous la Dynastie des Ming, qui a succédé en 1328 à la dynastie Yuan, dominée par les Mongols. La dynastie Ming gouvernera la Chine jusqu’en 1644 et son règne est marqué par de grandes évolutions économiques et sociales.

Les Ming appuient leur politique sur la reconstruction de l’agriculture, le renforcement des voies de communication afin de faire circuler dans l’empire les produits agricoles. Ils organisent aussi une armée de métier nécessaire pour protéger les frontières de leur vaste empire.

Cette nouvelle politique est un succès : elle permet un essor agricole avec de nombreux surplus alimentaires. La population augmente et les centres urbains permettant les échanges se multiplient. Cette population mieux nourrie et plus riche peut se concentrer sur la consommation d’autres produits : l’artisanat se développe fortement dans tous les domaines et fait la renommée de l’empire chinois dans le reste de l’Asie et en Europe.

Les familles des marchands, méprisées par la noblesse terrienne et militaire depuis plusieurs siècles, s’enrichissent et commencent à intégrer l’administration impériale et la bureaucratie (réservées uniquement à la classe des « Lettrés » issue de la noblesse) et très influente dans l’empire ; elles adoptent progressivement ainsi la culture et le mode vie de la noblesse impériale.

Dans Gugong, vous devrez permettre à votre famille d’être la plus influente auprès de l’empereur et pour cela vous offrirez des cadeaux, de différentes valeurs ( fruits, épingles à cheveux, statuettes, Pipa de Dunhang, sorte de luth chinois), aux fonctionnaires impériaux pour effectuer les différentes actions qui vous permettront de gagner des points de victoire.

La situation de la Chine en 1570

Dans Gugong, on se situe plus précisément lors de l’accession au pouvoir de l’Empereur Lonquing, après la mort de son père Jiajing. Celui-ci avait lui-même accédé au pouvoir 50 ans plus tôt dans un contexte troublé.

En effet, en 1521, un conflit successoral éclate car pour la première fois depuis l’arrivée des Ming à la tête de l’Empire, un empereur décède sans héritier mâle direct, sans fils légitime. C’est donc son cousin qui lui succède sous le nom de Jiaping, ce qui est contraire aux traditions pour certains membres de la cour impériale !

Cette « nouveauté » entraîne une querelle sur les rituels de succession entre le nouvel empereur, ses soutiens et de nombreux lettrés issus de la noblesse. Celle-ci ainsi que la bureaucratie se divisent en factions. Le nouvel empereur doit donc affirmer son pouvoir et il utilise la force contre tous ceux qui contestent sa légitimité.

Après une querelle de 10 ans qui s’achève par la victoire de Jiajing, celui-ci se révèle peu intéressé par l’exercice du pouvoir ; il décide plutôt de consacrer son temps aux plaisirs et à la « recherche de l’immortalité » (et oui rien que ça !).

Il donne alors tous les pouvoirs aux eunuques du palais impérial et laisse la corruption se développer. Les eunuques ont toujours existé dans toutes les dynasties chinoises (ainsi qu’en Europe). Cependant, leur pouvoir a considérablement augmenté pendant la dynastie Ming. Au XVIème siècle, ils contrôlaient l’administration impériale, la police secrète, la garde impériale (c’est-à-dire l’armée), géraient les ateliers impériaux (une grande source de richesse au XVIème siècle) et les échanges avec les cours étrangères. Ils avaient donc les pouvoirs politique, judiciaire, économique et diplomatique.

Ce pouvoir « absolu » entraîna la défiance et l’hostilité des fonctionnaires « Lettrés » pour des raisons sociales et géographiques. En effet, les eunuques étaient de « basse extraction » et venaient du nord de l’Empire ; les lettrés étaient issus de la noblesse terrienne ou de riches familles marchandes et venaient du Sud. De plus, les eunuques qui voulaient s’enrichir, gouvernaient l’Empire avec des méthodes excessivement brutales, privilégiant les fonctionnaires dociles ce qui renforçait la rancœur.

En 1567, Lonqing inaugure une nouvelle politique et tente de récupérer le pouvoir impérial détenu par des eunuques sans scrupule et des fonctionnaires devenus corrompus. Le nouvel empereur va tenter de réformer l’État et le pouvoir impérial, tout en modérant la politique du pouvoir central qui décidait sans savoir ce qui se passait vraiment dans les provinces de l’Empire. Et d’ailleurs, dans Gugong tous vos efforts resteront vains si vous ne parvenez pas à obtenir avant la fin de la partie une audience avec l’Empereur en progressant sur la piste du Pavillon de la Pureté Céleste en corrompant l’Officier du Censorat : en effet, si vous ne parvenez pas au bout de la piste, vos points de victoire ne seront pas pris en considération dans le décompte final.

Le fonctionnement de l’administration et de la bureaucratie impériale

L’élite de la société chinoise sont les fonctionnaires. Depuis des siècles, les fonctionnaires chinois sont hautement respectés par la population : ils sont considérés comme les « pères » de leurs administrés car ils représentent l’empereur, » le père « de tous les chinois. Ce sont des figures tutélaires. Cette société patriarcale avec des « pères » hiérarchisés de substitution est un moyen très efficace d’infantiliser, de faire respecter les ordres et d’éviter toutes révoltes, car dans ce cas, la population se rebelle contre le Père suprême : l’Empereur.

Alors comment devient-on fonctionnaire ? Et bien on devient fonctionnaire par tout un système d’examens impériaux avec un cursus très établi, difficile et strict. Ces examens permettent une réelle possibilité d’ascension sociale car ouverts à tous.

Sauf que dans les faits seuls les plus riches pouvaient financer les coûts très élevés de la formation permettant d’atteindre les échelons supérieurs donnant accès aux postes les plus élevés et donc les plus lucratifs se situant dans la capitale de l’empire, les autres se contentant des postes moins prestigieux dans les provinces. Et, coïncidence ou non, on note également que les taux de réussite étaient détenus à 80% par les élèves venant du Sud, d’où les rivalités avec les eunuques du palais venant surtout du Nord.

Les fonctionnaires constituaient souvent de véritables dynasties. Les « Lettrés » provenaient souvent de familles ayant déjà occupé des fonctions importantes dans l’administration et ayant de ce fait une position sociale élevée, une certaine fortune sous forme de domaines terriens et aussi d’importants réseaux sociaux.

Cependant l’enrichissement des marchands sous la dynastie des Ming leur a permis de financer les études d’au moins un fils dans chaque famille ou de contracter une alliance matrimoniale avec des familles de Lettrés ayant des difficultés financières. C’est ainsi que l’on a commencé à observer de plus en plus de fonctionnaires issus de familles commerçantes.

La majorité des Lettrés occupait des postes subalternes et était moins aisée ; mais elle jouait un rôle social important située entre les catégories populaires et la classe sociale aisée. Ils étaient également les plus corruptibles.

La classe des fonctionnaires était donc la plus valorisée socialement. De nombreux postes de fonctionnaires permettaient :

  • des exemptions fiscales, les impôts étant collectés par des fonctionnaires au nom de l’Empereur, collecte que les joueuses pourront effectuer en se déplaçant sur la piste Voyage du plateau de jeu ;
  • des enrichissements illégaux (pots de vin, détournements de fonds publics car l’empire était vaste et difficilement contrôlable par le pouvoir central qui était lui-même corrompu !!)
  • des spéculations sur les produits agricoles car certaines régions, malgré la présence de greniers publics en cas de disette, connaissaient des pénuries de produits de premières nécessités ;

Mais c’est également une classe sociale de moins en moins riche. A partir du XVI è s, l’artisanat et le commerce se développent considérablement dans l’empire chinois ; certains ateliers deviennent même de grandes entreprises (un début de capitalisme). Les centres urbains, les ports concentrent les richesses ; les marchands, les banquiers, les entrepreneurs sont alors les moteurs de l’économie impériale chinoise. L’art chinois devient célèbre en Asie et en Europe : peinture, porcelaine, littérature, bijoux, …. Ce fut un Âge d’or pour la culture chinoise. Dans Gugong, c’est en naviguant le long du Grand Canal, que les joueuses pourront obtenir des récompenses permanentes après avoir corrompu l’Officier en charge du Commerce.

En revanche, on constate un déclin des fonctions administratives dans le développement économique. Or, les élites c’est à dire Les Lettrés ayant été habitués au luxe de leurs ancêtres, voulant rentabiliser leurs études onéreuses, ont besoin d’argent pour acquérir livres, collectionner des œuvres d’art de plus en plus nombreuses….Et pour éviter la nouvelle politique anticorruption de Longqing, elles inventent « l’échange des cadeaux » malgré leur tradition confucéenne basée sur le respect des autres, de l’état, le principe moral de justice.

Pour éviter la corruption et les abus des fonctionnaires, les empereurs avaient créé le Censorat, agence de surveillance dont le rôle était d’informer l’empereur sur les évènements qui se passaient dans les provinces et de contrôler tous les fonctionnaires : “les yeux et les oreilles“ de l’empereur. Responsables devant l’empereur, certains censeurs furent honnêtes mais d’autres marchandaient leur silence. Ils étaient craints et détestés par tous les Lettrés. Ils devaient se déplacer en permanence dans les provinces pour contrôler ou éviter les pressions et les menaces. Dans Gugong, c’est en utilisant son avancée sur la piste Intrigues, en corrompant l’Officier des Mystères ou en participant à la reconstruction de la Grande Muraille, que l’on pourra accéder à l’Empereur auprès du Censorat.

La restauration de la Grande Muraille

C’est également pendant la période Ming que la Grande Muraille est reconstruite pour protéger la Chine de nombreux assauts ennemis. En effet, la Grande Muraille est un ensemble de fortifications construites, détruites, reconstruites entre le IIIe s av JC et le XVIIe s afin de surveiller les frontières du Nord (les Mongols). Les espaces frontaliers étaient en général très surveillés afin de limiter le nombre d’étrangers dans l’empire (la xénophobie est très forte) et d’empêcher de possibles invasions surtout des Mongols.

Des garnisons s’étendaient le long de la muraille ; les soldats étaient recrutés au sein des familles enregistrées comme militaires qui en échange bénéficiaient d’exemptions de corvées et de mise à disposition de terres agricoles pour vivre. Puis progressivement, ces familles furent ou décimées ou refusèrent de servir dans ces garnisons hostiles et le gouvernement dut recruter des mercenaires mieux payés mais moins patriotes.

Dans Gugong, l’un des moyens de marquer des points de victoire c’est de participer à cette reconstruction en y affectant des serviteurs. Ainsi, les joueuses vont également augmenter leur influence auprès des fonctionnaires de l’Empire grâce à la piste Intrigues ou auprès du Censorat.

En conclusion…

Gugong est donc un jeu dans lequel un fait historique particulier a été le déclencheur de la mécanique du jeu, ici l’échange de cadeaux matérialisé par des échanges de cartes pour corrompre des fonctionnaires et ainsi réaliser des actions précises. On imagine d’ailleurs que c’est en partant de cette pratique que l’auteur a imaginé son jeu. On est donc loin du fameux “thème plaqué”, sachant que Andreas Steding est historien de métier, ceci explique peut-être cela…

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