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Iki est un jeu de Koota Yamada, illustré par David Sitbon. Il est édité par Sorry We Are French.

Cette chronique a Ă©tĂ© diffusĂ©e dans l’Ă©mission « Chroniques 135 » de avril 2022 proposĂ©e par le podcast Proxi-Jeux. Elle a Ă©tĂ© co-Ă©crite avec Hammer.

Iki : A game of Edo Artisans – c’est son titre complet – est un jeu de Koota Yamada, d’abord sorti en 2015 via un financement sur Kickstarter, puis rĂ©-Ă©ditĂ© en 2021 par Sorry We Are French, cette nouvelle version Ă©tant illustrĂ©e par David Sitbon. C’est un jeu pour 2 Ă  4 joueuses Ă  partir de 14 ans, pour des parties de 60 Ă  90 minutes.

La dynastie des Tokugawa et l’ùre “Edo”

Iki nous invite donc Ă  Tokyo, enfin pas tout Ă  fait, car Ă  l’époque historique Ă  laquelle se dĂ©roule le jeu, on parle encore de Edo, ce qui dĂ©signe l’estuaire de la riviĂšre Sumida en japonais. Initialement, Edo est un petit village de pĂȘcheurs qui au XVĂšme siĂšcle devient la base militaire d’un shogun (ć°†è»), un gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e impĂ©riale, puis la capitale de son gouvernement. Ce shogun met en place une dynastie (les Tokugawa ćŸłć·) qui dirigera le Japon de 1603 Ă  1868. Ainsi, Edo devient la capitale politique, administrative et Ă©conomique du Japon, et la ville dĂ©signe aussi tout simplement la pĂ©riode de l’histoire du Japon qui nous intĂ©resse dans cette chronique. Durant l’Époque Edo, le village, devenu capitale des shoguns Tokugawa, qui contrĂŽlent rapidement tout l’empire, se dĂ©veloppe et devient une des villes les plus peuplĂ©es du monde : Ă  la fin du XVIIIĂšme siĂšcle, elle compte dĂ©jĂ  1 million d’habitants.

La dynastie Tokugawa est empreinte de l’idĂ©ologie nĂ©o-confucĂ©enne, qui repose sur une stricte sĂ©paration des classes sociales et une interdiction de tout signe ostentatoire de richesse. L’empire est divisĂ© en fiefs gouvernĂ©s par des seigneurs, les daimyos (ć€§ć), mais les shoguns les obligent Ă  revenir Ă  Edo tous les deux ans et leurs familles doivent rester dans la capitale car elles constituent ainsi des otages ayant pour vocation d’éviter les complots. Cette «rĂ©sidence forcĂ©e» attire de nombreux marchands et artisans Ă  Edo qui montre une croissance dĂ©mographique rapide. Ces chƍnin (ç”șäșș) au bas de la hiĂ©rarchie sociale, deviennent prospĂšres, influents et dĂ©veloppent rapidement une culture distincte des seigneurs : ils forment un nouveau systĂšme Ă©conomique fondĂ© sur le commerce.

La société japonaise est conforme aux principes confucéens, donc trÚs hiérarchisée, fondée non sur la richesse ou le capital mais sur « la pureté morale » :

  • Au sommet, se trouvent l’Empereur, le clergĂ© et les guerriers ou SamouraĂŻs (䟍). Les Shoguns et les daimyos possĂšdent des terres et ont des « hommes liges », de simples guerriers (vassaux). Cette classe est la seule autorisĂ©e Ă  porter les armes. Pendant la pĂ©riode Edo, les conflits et les guerres sont peu nombreux : les aptitudes au combat deviennent donc de «l’art», pour ainsi dire.
  • À la 2Ăšme place se trouvent les paysans : ils sont trĂšs respectĂ©s car ils produisent les denrĂ©es vitales.
  • Puis viennent les artisans qui produisent des biens non essentiels Ă  la survie.
  • Enfin, Ă  la derniĂšre place, les marchands qui sont des intermĂ©diaires et sont improductifs.

Les chƍnin qui correspondent donc Ă  la bourgeoisie sont le moteur de la sociĂ©tĂ© et de l’économie japonaise. On pourrait traduire chƍnin par “citadins”, et les marchands et artisans sont nommĂ©s ainsi car ils rĂ©sident dans les centres urbains ; ils ont un statut social infĂ©rieur : la doctrine confucĂ©enne mĂ©prise le commerce et la possession d’objets superflus et donc ceux qui les fabriquent ou les vendent ! Mais l’urbanisation les enrichit, au contraire des samouraĂŻs, et cette richesse fait apparaĂźtre des conflits et des contestations de l’ordre social traditionnel.

Le jeu Iki prend vie dans la derniĂšre partie de l’ùre Edo, pendant les pĂ©riodes Bunka et Bunsei qui s’étalent de 1804 Ă  1830, lorsque Tokugawa Ienari Ă©tait le 11e shogun Ă  dĂ©tenir le pouvoir. C’est une Ă©poque oĂč la distribution des marchandises a progressĂ©, oĂč la vie des citadins s’est enrichie et oĂč la culture populaire s’est Ă©panouie, qu’il s’agisse de la littĂ©rature avec le yomihon (èȘ­æœŹ), l’art théùtral avec le kabuki (歌舞䌎) ou bien les arts graphiques avec les estampes ukiyo-e (æ”źäž–ç””). D’ailleurs, vous connaissez sans doute Kanagawa-oki nami-ura (ç„žć„ˆć·æČ–æ”ȘèŁ) de Katsushika Hokusai, “La Grande Vague de Kanagawa”, qui date de cette Ă©poque est qui est sans doute l’oeuvre japonaise la plus connue au monde.

Les chƍnin crĂ©ent ainsi leur propre art dans les diffĂ©rents domaines culturels : peintures, affiches reprĂ©sentant des scĂšnes de la vie quotidienne citadine, des paysages ou des scĂšnes Ă©rotiques, des poĂ©sies, des livres racontant des histoires d’amour. Les divertissements sont aussi trĂšs prĂ©sents. Le théùtre ou Kabuki se dĂ©veloppe : au dĂ©but du XVIIĂšme siĂšcle, ce sont des scĂšnes jouĂ©es dans les rues par des femmes, souvent des prostituĂ©es ; puis des théùtres sont construits (le 1er en 1624) et seuls les hommes sont autorisĂ©s Ă  se produire (eh oui ce sont les jeunes garçons qui jouent les personnages fĂ©minins, dĂ©cidĂ©ment !). Cet art est centrĂ© sur des jeux d’acteurs spectaculaires et codifiĂ©s avec des maquillages trĂšs Ă©laborĂ©s et une abondance de dispositifs scĂ©niques.

Les artisans de Edo

Car dans Iki, pas de shoguns, pas de chĂąteaux et pas de samouraĂŻs. L’auteur a l’intention de traiter de la vie des gens ordinaires, pas de politique. Ah, mais il y a pourtant une carte qui reprĂ©sente un samouraĂŻ, nous direz-vous : une lĂ©gĂšre entorse Ă  l’esprit du jeu, tout au plus, car les samouraĂŻs de rang infĂ©rieur Ă©taient pauvres et vivaient dans des nagaya, ces maisons oĂč vont se placer nos cartes artisan sur le plateau de jeu. Certaines existent encore aujourd’hui et sont souvent assimilĂ©es Ă  des logements insalubres, peu chers et cachĂ©s derriĂšre les grands immeubles ou les maisons plus bourgeoises.

Il s’agit donc bien avant tout d’un “jeu sur les artisans de Edo” comme l’annonce le sous-titre du jeu ; car une des prioritĂ©s de l’auteur, c’est de mettre en avant toutes ces professions. Pour cela, Koota Yamada a notamment utilisĂ© les travaux du peintre et chercheur Mitani Kazuma, qui rĂ©fĂ©rencent  plus  de  600 mĂ©tiers diffĂ©rents de  cette  pĂ©riode,  minutieusement  Ă©tudiĂ©s  et magnifiquement illustrĂ©s. Il existe de nombreux mĂ©tiers uniques, tels que collecteur de cire d’oreille, vendeur d’asagao (æœéĄ”) (une fleur trĂšs connue au Japon), colporteur d’huile, opĂ©rateur de théùtre de papier (le kamishibai – çŽ™èŠć±…), etc. Les occupations Ă©taient si subdivisĂ©es que certaines personnes ne faisaient que rĂ©parer les bols de thĂ© cassĂ©s, d’autres vendaient des bonbons et d’autres encore ne vendaient que de l’eau.

Dans le jeu, des mĂ©tiers trĂšs nombreux apparaissent donc sur les cartes que nous allons pouvoir acquĂ©rir et retranscrivent cette grande variĂ©tĂ©. Les professions choisies sont celles qui Ă©taient non seulement essentielles Ă  Edo, comme les charpentiers, les plĂątriers et les fabricants de sushis, mais aussi celles qui semblaient intĂ©ressantes Ă  l’auteur, comme les vendeurs de piment, les pyrotechniciens et les fabricants de dĂ©s. Les caractĂ©ristiques des professions transparaissent dans leurs capacitĂ©s dans le jeu. Par exemple, les charpentiers et les plĂątriers Ă©taient des artisans trĂšs bien payĂ©s. Ce sont donc des artisans seniors dans le jeu, plus chers Ă  recruter mais rapportant plus de points de victoires et de mon.

Nihonbashi, le décor de Iki

Comme nous l’apprend le prĂ©ambule en premiĂšre page de la rĂšgle, le dĂ©cor dans lequel Ă©voluent tous ces artisans est le quartier de Nihonbashi (æ—„æœŹæ©‹), le plus prospĂšre de la ville et son Ă©picentre commercial. PrĂšs de la moitiĂ© de la population de Edo vit alors dans Ă  peine un cinquiĂšme de sa superficie totale, autour de Nihonbashi. C’est Ă  Nihonbashi que prend fin la route du Tƍkaidƍ, littĂ©ralement la “route de la mer de l’est” qui relie Ă  cette Ă©poque Kyoto Ă  Edo, sur une distance d’environ 500 km. Le pont de bois de Nihonbashi est d’ailleurs le point de dĂ©part des 5 routes majeures du Japon construites par la dynastie Tokugawa. C’est le point Ă  partir duquel toutes les distances sont mesurĂ©es jusqu’Ă  la capitale, un peu comme le parvis de Notre-Dame-de-Paris en France. Encore aujourd’hui, les panneaux d’autoroute indiquant la distance jusqu’Ă  Tokyo indiquent en fait le nombre de kilomĂštres jusqu’Ă  Nihonbashi.

Et Nihonbashi signifie d’ailleurs littĂ©ralement : “le pont du Japon”. Edo est d’ailleurs une “ville d’eau” quadrillĂ©e par de nombreux canaux artificiels, qui permettent un transport facile des marchandises. Comme il est situĂ© non loin de la mer, le quartier possĂšde des dĂ©barcadĂšres oĂč les pĂȘcheurs viennent dĂ©poser directement leur prise du jour, qui est ensuite ramassĂ©e par des colporteurs pour aller les vendre Ă  leurs clients. Pas Ă©tonnant, donc, que vous puissiez acheter du poisson dans le jeu pour contribuer Ă  vos points de victoire. Cependant, Ă  l’époque le poisson Ă©tait bien plus cher que le riz et les lĂ©gumes. Pour les classes les plus pauvres, il Ă©tait souvent inabordable.

Le plateau de jeu – enfin surtout celui de la premiĂšre Ă©dition de 2015 – s’inspire du Kidai shƍran (ç†ˆä»Łć‹èŠ§), un rouleau peint en 1805, de plus de 12 mĂštres de long, qui reprĂ©sente le quartier de Nihonbashi et la foule qui s’y presse, et dĂ©peint les habitants d’Edo de maniĂšre trĂšs vivante, ce “vrai Japon” que Koota Yamada voulait exprimer dans son jeu. Cette Ɠuvre fut dĂ©couverte par hasard dans un grenier Ă  Berlin en 1995, sans que l’on sache comment elle y Ă©tait arrivĂ©e. Elle est dĂ©sormais conservĂ©e au musĂ©e d’art asiatique dans la capitale allemande.

Chaque classe sociale vit dans des quartiers distincts, et Nihonbashi est donc celui des chƍnin, qui vivent dans des nagaya (長汋), ce qui veut dire “longue maison” en japonais. Ce sont des complexes d’habitations de 2 logements ou plus. Ces maisons mitoyennes Ă  1 ou 2 Ă©tages sont divisĂ©es en “appartements” Ă  louer qui comportent une chambre et une cuisine et dont le sol est en terre battue. Le puits et les toilettes sont partagĂ©s. Les locataires sont le plus souvent des cĂ©libataires qui travaillent comme apprentis pour des maĂźtres artisans ou des marchands, les propriĂ©taires de ces complexes. Chaque appartement a une entrĂ©e sur des ruelles donnant accĂšs aux grandes rues.

Les magasins se trouvent Ă  l’extrĂ©mitĂ© de ces complexes qui se situent sur les axes principaux ; les propriĂ©taires vivent avec leurs familles dans les piĂšces adjacentes des boutiques. Tout cela est d’ailleurs assez bien reprĂ©sentĂ© dans IKI, avec les boutiques qui donnent effectivement sur la rue, alors que vous installez vos artisans dans les arriĂšre-salles.

Les chƍnin formĂšrent rapidement des guildes groupant les diffĂ©rentes activitĂ©s. Ces kumi (corporations) avaient pour but de dĂ©fendre leurs intĂ©rĂȘts puisqu’ils Ă©taient en butte au mĂ©pris des samouraĂŻs et Ă  la jalousie des shoguns. Les adhĂ©rents versaient une taxe tous les ans et offraient des prĂ©sents au gouverneur de Edo !! Les maisons de commerce Ă©taient rĂ©gies par des codes de conduite stricts afin de faire honneur Ă  leurs professions : diligence, honnĂȘtetĂ©, loyautĂ©. ! Ces “qualitĂ©s” commerciales ont jouĂ© un rĂŽle-clĂ© dans le dĂ©veloppement des produits culturels japonais. Les professions Ă©taient hĂ©rĂ©ditaires ; une fille de marchand Ă©pousait un fils de marchand, pareil pour les artisans. Les jeunes garçons devenaient apprentis Ă  10 ans. Ils Ă©taient le plus souvent apparentĂ©s Ă  leur patron ou mariĂ©s Ă  un membre de sa famille. Ils Ă©taient nourris et logĂ©s dans les nagaya et au bout de 20 ans, leurs patrons pouvaient leur donner Ă  gĂ©rer une filiale dans d’autres rĂ©gions du Japon ou d’Asie de l’Est.

Les incendies

Il faut maintenant parler du sujet qui fĂąche dans le jeu, ces Ă©vĂ©nements dont on ne sait Ă  l’avance qui en seront les victimes, et qui pourraient bien rĂ©duire en cendres votre théùtre kabuki construit Ă  grand peine : les incendies. Avec sa concentration dense de maisons en bois, le feu se propageait facilement Ă  Edo, et ce n’est pas un hasard s’il y a un dicton qui perdure aujourd’hui et qui dit que “le feu et la dispute sont les fleurs d’Edo ».

Entre 1601 et 1867, Edo sera ravagĂ© par 49 grands incendies. Si on inclut aussi les feux plus petits, ce ne sont pas moins de 1800 incendies que l’on peut rĂ©pertorier pendant cette pĂ©riode. À mesure que s’accroĂźt la population, Edo prospĂšre et le nombre d’incendies augmente proportionnellement. En particulier, les 17 annĂ©es entre 1851 et 1867 connaissent 506 incendies, auxquels contribue fortement l’instabilitĂ© de l’ordre public causĂ©e par l’administration inefficace du shogunat Tokugawa.

Au cours de l’Ă©poque d’Edo, le feu est un Ă©lĂ©ment indispensable de la vie quotidienne. Il est utilisĂ© pour la cuisson et l’Ă©clairage, ce qui en retour donne lieu Ă  des accidents. Les incendies volontaires, dĂ»s Ă  des motifs divers, sont une autre source de sinistres. En particulier, il est Ă©tabli que certains incendiaires mettaient le feu pour se livrer Ă  des pillages en profitant de la panique gĂ©nĂ©rĂ©e par le feu.

Ces incendies Ă  rĂ©pĂ©tition mĂšneront Ă  une institutionnalisation de la lutte contre le feu, hikeshi (火消) en japonais. Établissement de corps de pompiers spĂ©cialisĂ©s dans la protection de tel ou tel bĂątiment (comme les mausolĂ©es, les sanctuaires ou les greniers Ă  riz), construction de tours de guet, traque des pyromanes : pas Ă©tonnant que cet aspect soit trĂšs prĂ©sent dans le jeu tant il l’était dans la vie des habitants d’Edo.

Les Tobishoku Ă©taient des professionnels de la construction, qui conseillaient sur la prĂ©vention contre les incendies, en raison de leurs connaissances techniques. Ils Ă©taient aussi chargĂ©s de la lutte contre les incendies Ă  Edo. En effet, la principale mĂ©thode de lutte contre les incendies ne consistait pas Ă  Ă©teindre le feu, mais Ă  dĂ©truire rapidement les bĂątiments. À l’Ă©poque, il n’y avait pas d’outils pour apporter de l’eau en continu et il Ă©tait difficile d’Ă©teindre un incendie. L’accent Ă©tait donc mis sur la destruction rapide des bĂątiments afin d’empĂȘcher la propagation du feu. AprĂšs tout, la meilleure façon de se renseigner sur la destruction d’un bĂątiment est de demander aux personnes qui l’ont construit ! Comme les Tobishoku connaissaient bien la structure des bĂątiments et pouvaient se dĂ©placer sans hĂ©siter de toit en toit, des organisations de lutte contre les incendies se sont formĂ©es autour d’eux.

L’iki

À ce stade de cette chronique, on peut se demander quel est ce concept qui donne son nom au jeu : l’iki. Comme bon nombre de concepts typiquement japonais, il n’est pas facile de trouver d’équivalent immĂ©diat dans notre culture occidentale. Iki, c’est un terme qui fait rĂ©fĂ©rence au sens esthĂ©tique issu de la vie des gens du peuple. Koota Yamada a dit lui-mĂȘme que le mot « Iki » semble avoir une signification similaire Ă  « chic » ou « coquet » en français, mais qu’il s’agit d’un mot typiquement japonais, difficile Ă  expliquer. C’est un mot qui signifie sophistication, flirt et rĂ©signation. Comme le mot français « Esprit », c’est peut-ĂȘtre un mot qui englobe l’histoire et la culture.

C’est en tout cas avec le dĂ©veloppement de la bourgeoisie des chƍnin que se dĂ©veloppe Ă©galement l’Iki, une notion d’esthĂ©tique qui dĂ©fend un idĂ©al de sophistication naturelle créé en rĂ©action Ă  l’idĂ©al des samouraĂŻs. En effet, les samouraĂŻs fondent leur morale sur les valeurs guerriĂšres, une certaine morgue militaire et la philosophie confucĂ©enne qui interdit de consommer et de montrer sa richesse. Les chƍnin ont donc créé leur propre culture : l’IKI, imprimant leur marque dans la culture japonaise.

L’Iki, c’est le refus de la vulgaritĂ©, qui se manifeste par un certain dĂ©tachement des choses terrestres, une forme d’élĂ©gance en privilĂ©giant la discrĂ©tion, le sens de l’urbanitĂ©, une prĂ©fĂ©rence pour l’ombre avec l’amour des couleurs sombres (comme le violet) et le goĂ»t des saveurs Ăąpres. Il faut ĂȘtre sophistiquĂ© sans ĂȘtre hypocrite, pur sans naĂŻvetĂ©, audacieux, bref il faut ĂȘtre “chic, raffinĂ©â€, calme, ouvert d’esprit tout en renforçant un attrait “sensuel”. Pour utiliser un mot contemporain, c’est “cool ou classe”. L’Iki peut s’appliquer aussi bien Ă  une personne, Ă  une situation ou Ă  un objet.

Yoshiwara

Outre la politique, il y a un autre aspect que l’auteur du jeu n’a pas osĂ© inclure dans IKI, c’est Yoshiwara (搉掟), ce qui pourrait passer pour un sacrilĂšge aux yeux des historien-nes ! Yoshiwara (aujourdÊŒhui appelĂ© Ningyƍchƍ – äșșćœąç”ș) Ă©tait un quartier de bordels et de plaisirs dĂ©signĂ© comme banlieue par le shogunat, bordĂ© de plus de 250 maisons closes et qui aurait comptĂ© plus de 3 000 prostituĂ©es. Yoshiwara Ă©tait entourĂ© de fossĂ©s et de murs et n’avait qu’une seule entrĂ©e et une seule sortie pour l’isoler du monde extĂ©rieur.

Les prostituĂ©es du rang le plus Ă©levĂ©, les oiran (花魁) » ou tayĆ« (ć€Ș怫), ne pouvaient mĂȘme pas ĂȘtre rencontrĂ©es Ă  moins d’ĂȘtre allĂ© plusieurs fois au bordel et d’ĂȘtre digne de confiance. On dit que la visite d’une oiran coĂ»tait l’équivalent de plus de 30 000 € en Ă©quivalent contemporain. Pour les gens du peuple, c’Ă©tait un prix Ă©levĂ© Ă  payer. Les prostituĂ©es Ă©taient formĂ©es aux arts et Ă  la culture tels que le shamisen (䞉摳線, instrument japonais Ă  trois cordes), la calligraphie, le waka (ć’Œæ­Œ, poĂ©sie japonaise) et le chanoyu (èŒ¶ăźæčŻ, cĂ©rĂ©monie du thĂ©). Comme souvent dĂ©peint dans les estampes ukiyo-e, elles Ă©taient Ă©galement celles qui faisaient la mode Ă  Edo.

Yoshiwara n’Ă©tait pas seulement un lieu de divertissement, mais aussi une source de culture et de mode Ă  Edo. Le quartier semble Ă©galement avoir servi de salon culturel oĂč se rĂ©unissait l’avant-garde de la culture d’Edo et oĂč se dĂ©roulaient des Ă©vĂ©nements hauts en couleur, tels que des rĂ©unions de poĂ©sie, des spectacles de calligraphie, de peinture et de musique, ainsi qu’un lieu oĂč les artistes Ukiyo-e et les mĂ©cĂšnes pouvaient interagir les uns avec les autres.

Les riches maĂźtres qui frĂ©quentaient Yoshiwara apprĂ©ciaient l’esprit du « Iki ». Lorsqu’ils se rendaient dans les bordels, ils s’habillaient de kimonos Ă  la mode et profitaient du temps qui passe de maniĂšre dĂ©tendue, sans se montrer obsĂ©dĂ©s, mĂȘme s’ils avaient des pensĂ©es Ă©videntes. Un homme bourru, sans prĂ©tention et sans raffinement ne pouvait ĂȘtre apprĂ©ciĂ© des prostituĂ©es. MĂȘme s’il ne l’a pas inclus dans son jeu, Koota Yamada dit qu’il est certain que Yoshiwara existe en tant que part d’ombre dans le dĂ©cor d’IKI.

En conclusion…

ArrivĂ©s Ă  la fin du 13Ăšme mois du calendrier lunaire, en vigueur au Japon pendant l’ùre Edo et qui rythme les parties de Iki, cet article arrive Ă  sa fin. Le rĂšgne de la famille Tokugawa a durĂ© pendant 260 ans, une pĂ©riode pendant laquelle fut menĂ©e une politique isolationniste (sakoku éŽ–ć›œ en japonais, ce qui veut dire “le pays cadenassĂ©â€). Le Japon est restĂ© quasiment fermĂ© Ă  toute visite ou influence Ă©trangĂšre pendant l’ùre Edo, un Ă©tat de fait qui commencera Ă  changer en 1853, quand l’expĂ©dition amĂ©ricaine militaire et diplomatique menĂ©e par le commodore Matthew Perry accoste au Japon avec ses navires de guerre Ă  vapeur. Le shogunat entre en Ă©bullition, confrontĂ© Ă  un manque de gestion de crise et Ă  une politique Ă©trangĂšre inepte. La longue pĂ©riode d’isolement se termine finalement, signifiant que le commerce avec les pays Ă©trangers commence. À partir de lĂ , le Japon plonge dans la pĂ©riode turbulente de la fin de l’Ăšre Edo et de la restauration Meiji


Iki, c’est en tout cas un jeu plongĂ© dans son thĂšme jusqu’à l’utilisation de nombreux termes japonais dans sa rĂšgle, tout comme notre chronique en Ă©tait aujourd’hui truffĂ©e ! Un jeu qui dĂ©coule mĂȘme trĂšs directement de l’Histoire qu’il tente de dĂ©peindre, comme l’a expliquĂ© son auteur Koota Yamada.

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