
Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
Quand j’ai fondé le Scorpion Masqué, j’ai rédigé un manifeste. Et non ! Le Manifeste métaludique n’était pas le premier ! Je venais du monde de la littérature et ça m’a paru un clin d’œil sympathique aux mouvements artistiques modernes qui me permettait d’annoncer mes couleurs, mes ambitions. On pouvait notamment y lire ceci : “Bien qu’il développe certaines aptitudes comme le raisonnement, la pensée logique, la communication, l’adresse, le jeu demeure un acte gratuit, sans autre fin que lui-même et le plaisir qu’il procure.”
Parce que j’aime me faire croire que j’ai l’esprit ouvert, je te propose aujourd’hui, chère Polgara, de remettre en question la dernière de ces affirmations. Est-ce que le jeu pourrait servir une cause autre? C’est ce que prétend Amabel Holland, dans son essai Cardboard Ghosts: using physical Games to Model and Critique Systems. Je vous en propose aujourd’hui une synthèse.
L’autrice Amabel Holland est une femme trans. Si je le mentionne, c’est parce qu’elle l’affiche publiquement, notamment dans son livre, et que cet aspect de sa vie personnelle semble lié au cheminement de sa conscience sociale.
Elle est copropriétaire de Hollandspiele, un éditeur de jeu où elle joue le rôle d’auteur maison. Comme autrice, BGG recense plus de 80 entrées à son nom, éditées évidemment chez Hollandspiele, mais aussi chez d’autres comme Winsome Games, Rio Grande et Capstone Games.
Mises en garde
Je ne suis pas dans la tête d’Amabel Holland. J’ai lu son ouvrage en anglais, une seconde langue pour moi. J’espère sincèrement arriver à bien traduire sa pensée. Si jamais je me trompe, prière de m’en avertir avec bienveillance!
Mise en garde #2
Je n’adhère pas à tout ce qu’elle dit, mais je trouve qu’elle développe une des analyses les plus profondes et intéressantes des jeux de société que j’ai pu lire ou entendre. C’est pourquoi j’ai envie de la partager, de la faire connaître.
Thèse
Holland postule ceci : Puisque les jeux de société sont eux-mêmes des systèmes physiques, non numériques, ils peuvent être un outil efficace pour comprendre et critiquer les systèmes d’oppression. Que ce soit le colonialisme ou un système social qui favorise toujours les mêmes.
Quelques considérations
1. Pourquoi “Cardboard ghosts”, des fantômes de carton?
Selon Holland, les systèmes qui hantent nos mondes sont difficiles à percevoir, comme des fantômes. Les systèmes n’ont pas de personnages et ne se présentent comme une histoire en trois actes qui nous permettrait de les saisir facilement.
Elle affirme, comme moi, que les jeux de société racontent une histoire plutôt mécanique, et que cette particularité en fait un bon médium pour raconter l’histoire fantôme, l’histoire invisible, de ces systèmes.
2. Les mécanismes des jeux sont des métaphores
Holland soutient que les mécanismes d’un jeu sont des métaphores et que par conséquent, ils peuvent signifier plusieurs choses à la fois. Leur sens est ouvert, multiple.
Elle évoque en exemple le jeu Turncoats, qui se joue avec des pierres de trois couleurs que l’on peut poser dans des territoires sur le plateau. À la fin de la partie, la joueuse ayant en main le plus de pierres de la couleur qui contrôle le plus de territoires l’emporte.
Quand on pose des pierres de sa main, on renforce les positions militaires d’une faction. À ce moment, les pierres représentent des ressources ou des troupes.
Par contre, en fin de partie, les pierres représentent autre chose: votre utilité aux yeux d’une faction. Si vous n’avez plus de pierres d’une couleur donnée, parce que vous les avez toutes posées, vous n’avez plus aucune utilité pour cette faction et c’est pour ça qu’elle ne sent plus le besoin de vous être loyale! Les pierres représentent la loyauté.
3. L’apprentissage intégral et obligatoire des règlements représente un avantage
Comme les jeux de société sont faits de pièces physiques inanimées qui n’offrent aucune rétroaction, à l’opposé des jeux vidéo, les joueuses doivent avoir en tête TOUTES les règles avant de jouer. Il faut comprendre l’entièreté du système pour jouer. L’acte de jouer à un jeu de société est un acte de dissection, qui permet à celles qui le pratiquent de voir le squelette des choses.
4. Il n’existe pas de jeu apolitique
Tout jeu représente un modèle. Par exemple, que tous les joueurs commencent sur un pied d’égalité à Great Western Trail entretient la vision que la réussite de chacun ne dépend que de son mérite: de son intelligence, sa stratégie et sa persévérance. Il y a là une vision du monde indéniable.
Ces considérations énoncées, voici maintenant les balises qui la guident ou qu’elle observe chez d’autres
1. Holland travaille à partir de wargames
Puisque les wargames placent le modèle, c’est-à-dire la façon dont le jeu représente la réalité historique, au centre du jeu, avant même l’aspect purement ludique, ils permettent de comprendre les systèmes et par conséquent de les critiquer.
Holland, s’inspirant du statisticien George Box, rappelle toutefois que la question n’est pas de savoir si le modèle, le jeu, constitue toute la vérité, mais si le modèle est éclairant et utile. En ce sens, tous les wargames ne sont pas éclairants. Loin de là…
La majorité d’entre eux se concentre presque uniquement sur les mouvements de troupes, des chars d’assaut ou de l’infanterie ; l’aspect kinétique de la chose, à une distance très confortable, qui nous masque l’horreur de la guerre, c’est-à-dire une succession de massacres, génocides, prétextes au pillage.
Dans les wargames, la guerre est propre, parce qu’elle ressemble à un jeu d’échecs, elle n’aborde pas les aspects politiques, économiques, voire le terrorisme inhérent. On ne voit pas les cadavres et la désolation qui s’ensuivent !
2. Holland emploie des mécanismes relativement connus
Pour éviter de perdre les joueurs dans des considérations hors de son intention critique, Holland réserve ses innovations mécaniques les plus spectaculaires à ses jeux qui se veulent moins contestataires.
3. Elle aime qu’on mette les joueurs “à côté du pouvoir”
Contrairement à la longue tradition des jeux d’Avalon Hill ou de civilisation, qui exploitent un fantasme mégalomaniaque en vous mettant dans la peau de demi-dieux, Holland prône des jeux où les joueurs sont à côté du pouvoir. Une façon de faire vivre aux joueurs ce que vivent “les vrais gens”.
Dans Pax Pamir, de Cole Wehrle, vous n’incarnez pas le colonisateur anglais ou russe, mais une famille afghane devant naviguer entre des forces qui vous dépassent. En gagnant, vous ne deviendrez pas le prochain émir d’Afghanistan. Les points de victoire mesurent seulement à quel point vous vous débrouillez dans ces temps troubles.
Dans plusieurs wargames, vous avez un contrôle absolu sur votre nation (en dehors des jets de dés). Au contraire, dans Pax Pamir, votre capacité d’action (player agency) est limitée, en raison de l’économie presque totalement fermée du jeu et du nombre restreint de cartes qui seront mises à la disposition des joueurs. Si vous misez sur les Russes en début de partie et que plus de cartes Anglaises sortent, vous serez défavorisés.
Cette capacité limitée d’action soumise aux aléas du destin ne représente-t-elle pas ce que c’est que de vivre à travers l’histoire de l’humanité, voire de vivre maintenant pour 99,999% de la population, demande Holland ?
4. Nous rendre complice du système
Dans Vote for Women, par Tory Brown, deux camps s’affrontent. L’un incarne le mouvement des suffragettes, désirant obtenir le droit de vote pour les femmes, alors que l’autre s’y oppose. Incarner l’opposition, constater les actions que vous devez réaliser pour bloquer l’accès des femmes à la justice risque de vous mettre mal à l’aise. Et peut-être vous faire réfléchir…
Dans John Company, les joueuses dirigent des familles anglaises à la tête de la British East India Company. Dans les règles, l’auteur Cole Wehrle présente sa création comme un jeu montrant combien des gens ordinaires, honorables et bienveillants, du moins en apparence, peuvent faire des choses horribles pour faire progresser leurs propres intérêts. Pour gagner, il faudra placer les membres de votre famille dans des positions qui leur permettront de piller les ressources locales, ramener l’argent en Angleterre et mater les insurrections en massacrant les insurgés.
5. Provoquer un effet d’aliénation
C’est la partie la plus fascinante du bouquin, mais aussi la plus compliquée à expliquer.
Holland souligne d’abord que l’immersion, souvent prônée dans le développement des jeux, nous fait “marcher à l’intérieur de la structure”, pour reprendre ses mots, ce qui permet l’empathie. Mais elle nous distrait du fonctionnement du système. Nous sommes trop empêtrés dans les engrenages pour voir comment et pourquoi ils tournent. Pour percevoir les systèmes d’oppression, il faudrait une connexion intellectuelle plutôt qu’émotionnelle, les systèmes se faisant comprendre par la logique.
Holland propose de s’inspirer du Verfremdungseffekt, abrégé en V-effect ou Effet-V, créé par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui vise un effet de distanciation du spectateur, en lui rappelant régulièrement qu’il regarde une pièce de théâtre, une oeuvre fictive, pour le garder dans une zone intellectuelle plutôt qu’émotionnelle.
This Guilty Land, un jeu de Holland qui porte sur le thème du débat autour de l’esclavage (et non sur l’esclavage lui-même), constitue le premier cas où elle a consciemment travaillé avec les techniques de l’Effet-V.
Dans This Guilty Land, une joueuse incarne la Justice, avec un J majuscule, et l’autre l’Oppression, avec un O majuscule, des rôles abstraits, de manière à nier la possibilité d’empathiser avec les propriétaires d’esclaves. Malgré tout ce qui peut leur arriver individuellement ou collectivement, ces derniers ont battu, vendu, acheté, torturé, assassiné et violé d’autres humains. “Their point of view is not worth exploring. I have no interest in their justifications.”, dit-elle.
6. Travailler contre la texture
Les cartes des wargames de Holland sont nommées à partir d’événements ou de personnages historiques, mais n’apportent pas autant de saveur ou de “fluff” que celles d’un Twilight Struggle, et ce, pour deux raisons.
- Conserver la distance entre le joueur et le jeu pour éviter l’immersion.
- Mettre l’accent sur le système plutôt que sur l’exception. Toujours pour affirmer que tout ce qui se passe arrive par le système et non par les exceptions.
7. Travailler contre le flow
Holland fait en sorte que les cartes qui mènent le jeu arrivent en jeu d’une façon très aléatoire, ce qui provoque des effets rythmiques souvent qualifiés d’indésirables selon les “bonnes pratiques” de design. Le flow sera tout sauf constant. Certains tours ne présenteront même que très peu intérêt tactique ou stratégique! Ce flot de cartes, volontairement épuisant, lent, cahoteux, interrompu par de nombreux arrêts et démarrages, mimique efficacement les difficultés rencontrées quand on passe par le système législatif.
Oui, Holland mise sur les émotions négatives, comme la frustration!
8. Le sens du compromis
L’autrice s’attaque à deux mythes de notre société.
D’abord, la croyance que grâce à un débat social sain, avec de bons arguments, de la patience et de la bonté, on peut rallier une personne du camp adverse à sa cause. Ce qui, selon elle, n’a jamais été vrai et ne le sera jamais!
La réélection de Donald Trump est en le plus formidable exemple.
Dans This Guilty Land, il existe 2 types d’état pour un Jeton : convaincu ou indécis. Contrairement à un jeu comme Twilight Struggle où un pays peut passer d’une allégeance à l’autre, des Russes aux Américains, il s’avère impossible de convertir un jeton une fois qu’il est “convaincu”, acquis, soit par la Justice ou l’Oppression. On ne peut agir que sur les indécis. Une fois qu’une personne a rejoint un camp, elle ne le quittera plus.
Ensuite, par le truchement des mécanismes permettant de passer des lois (les lois donnent les points de victoire), Holland argumente que la position du Compromis, que l’on affirme souvent, comme la plus sage dans nos sociétés dites évoluées, favorise en fait le statu quo, et par conséquent les systèmes d’oppression en place!
Holland s’attaque même à la notion de condition de victoire, qui dicte souvent le sens d’une œuvre. Dans This Guilty Land, il est impossible d’abolir l’esclavage, tout comme on ne peut empêcher son abolition! Peu importe le camp victorieux, la partie se termine avec le début de la guerre civile américaine. Peu importe qui gagne, ce n’est pas le débat social qui fera en sorte que l’esclavage sera aboli, mais une guerre…!
Conclusion
Non, jouer à Catane ne fera pas de vous de vils colonisateurs. D’abord, parce que vous n’en avez pas les moyens. Et parce qu’un jeu à lui seul n’a pas ce pouvoir.
De la même façon que jouer à Counter Strike ne fera pas de vous des tueurs de masse.
Mais nier totalement l’impact sur un individu des productions culturelles qu’il consomme me semble aussi bête.
Quand tous les produits culturels reproduisent les normes du système qui les a vu naître, ils participent à le renforcer, le normaliser, rendre plus invisible, insidieuse et invincible l’idéologie dominante.
“Tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé”, disait Montaigne. Mon but aujourd’hui n’était pas de digérer le livre pour vous, mais de vous le rendre intéressant.
Allez lire Cardboad Ghosts. Si ce n’est pas pour l’élan que l’autrice donne à son œuvre, faites-le au moins pour approfondir votre compréhension des mécanismes à l’œuvre dans ses jeux.