Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

Polgara, j’ai constaté que mes premières chroniques étaient “négatives”. Catane n’est pas un jeu allemand, la rejouabilité ne vient pas d’où vous pensez – et vous ne devriez pas lui accorder autant d’importance, les jeux ne racontent pas d’histoire… Il ne fait aucun doute qu’on me prend pour un râleur de première classe! Aujourd’hui, j’ai décidé de vous lire une lettre d’amour à un type de jeu que j’adore et que j’ignore comment nommer. Alors j’écris aujourd’hui cette chronique pour le savoir!

C’est en rejouant à Hansa Teutonica (petit coucou à Simon du Passe-Temps qui a ramené ce “classique” sur la table au printemps 2023), par Andreas Steding, originellement paru en 2009 chez Argentum Verlag, donc antédiluvien, que m’est apparu sa forte dimension économique, sans pourtant qu’on y trouve explicitement aucune pièce de monnaie, marché ni même aucune transaction. Je vous explique… 

Dans Hansa Teutonica, quand vous avez posé des cubes de votre couleur dans toutes les cases reliant deux villes, vous pouvez retirer vos cubes et “scorer” cette route. Lors de ce scoring, certaines villes vous offrent un choix des plus déchirants:

Première option : améliorer votre efficacité, votre moteur. Par exemple, réaliser plus d’actions chaque tour, augmenter vos points en fin de partie, vous donner accès à de nouvelles sections du plateau, etc.

Seconde option : placer un de vos cubes dans une des villes bordant la route que vous venez de scorer et désormais marquer un point chaque fois que n’importe quelle joueuse, vous ou une autre, score cette même route.

Alors qu’il s’avère déjà ardu de déterminer ce qui rapporte le plus dans un jeu d’Alexandre Pfister : gagner la course au port final ou avancer son explorateur dans la troisième section du bas du plateau de Maracaïbo. Ce n’est pas évident, et pourtant le nombre de points que rapporte ces deux accomplissements est connu d’avance. Mais dans Hansa Teutonica, le nombre de points que vous marquerez en occupant une ville demeure hautement incertain ! Entre zéro et facilement huit! Tout comme le nombre de points supplémentaires que vous rapporterait le fait d’améliorer votre “moteur”, vous donner des moyens! Souvent, on ne le sait même pas à la fin!

Enfin, si je “bloque” la route permettant d’augmenter le nombre d’action que l’on exécute par tour, cela mettra forcément une pression pour améliorer le nombre de cubes que l’on réactive avec l’action “activer des cubes”.

Voilà pourquoi j’affirme que Hansa Teutonica est un jeu économique, même s’il ne comporte aucun dollars, ducats, doublons ou piastres dirait-on au Québec. Une économie d offre et de demande qui ne se nomme pas, qui demeure cachée au premier coup d’oeil. 

Ce lien bien tendu entre les joueurs à Hansa Teutonica m’a fait comprendre ce que j’appréciais dans les jeux de spéculation. Oui, sachez-le, j’aime les jeux de spéculation. Non pas l’aspect purement monétaire ou calculatoire, du style “le sucre vaut 20$, si j’en achète trois unités et que la valeur passe à 60$, je ferai un profit total de 120$”, mais plutôt le fait que les actions des autres joueurs influencent directement ou indirectement la valeur du sucre et par conséquent mes revenus et mes dépenses. J’aime quand les jeux créent des systèmes aux interactions fortes, mais encadrées, nuancées entre les joueuses et les joueurs. Quand le jeu se passe entre nous. Quand le jeu nous lie.

Hab und gut, de Carlo Rossi, propose la version la plus élémentaire du jeu de spéculation. À votre tour, vous pouvez acheter ou vendre des denrées. Le but? Faire des profits en achetant le moins cher possible et en vendant le plus cher. Si ce n’était que cela, le jeu serait plat. Sec. Mais l’auteur a su lier les joueuses.

Primo, il y a un mécanisme d’élimination en fin de partie. Celle qui aura donné le moins à la charité ne peut gagner. Voyez-vous la différence? Le seuil pour rester dans la partie n’a pas été fixé par l’auteur, mais par les joueurs. 

Secundo, pour gagner, il ne faut pas tant savoir compter que manipuler. Voir quelles denrées prendront ou perdront de la valeur n’a rien de sorcier, car vous voyez grosso modo la moitié des cartes qui altéreront le cours du marché. C’est plutôt en forçant vos voisins à jouer les cartes d’une façon qui vous avantagera que vous gagnerez. Diabolique. Et génial.

Oui, j’aime jouer à ce qu’on appelle des solitaires à plusieurs, comme Ancient Knowledge, Concordia (j’adore!) Maracaïbo, Everdell, Le Havre ou Tzolkin. Et oui, avant que vous ne hurliez, ces jeux provoquent de l’interaction entre les joueurs… Mais j’ai quand même l’impression qu’on interagit davantage avec les chiffres qu’avec les humains. Qu’on résout un casse-tête d’optimisation plutôt que de se parler. Se parler avec des choix dans le jeu, on s’entend. 

Je vous donne d’autres exemples.

Le jeu Québec

Par Philippe Beaudoin et Pierre Poissant-Marquis, paru chez Scorpion Masqué (et un peu Ystari) en 2011.

Mal-aimé, avec raison, pour ses couleurs disons contrastantes et voyantes, Québec est surtout connu pour sa mécanique de la cascade, qui fait en sorte que si vous remportez une majorité dans une zone d’influence, vous transférez la moitié de vos cubes-ouvriers dans la prochaine zone d’influence, leur donnant l’occasion de marquer des points à nouveau.

Ce système ingénieux masque toutefois un autre système des plus intéressants.

Chaque joueuse dispose d’un pion architecte grâce auquel elle rend disponible une action aux autres joueuses seulement… Et plus les autres auront recours à l’action que vous leur offrez, plus vous marquez des points. 

Le jeu vous pose cette question: de quelle action pouvez-vous vous priver et quand même recevoir la visite des autres ? Plus vous vous privez d’une action intéressante, plus vous risquez de marquer des points!

Encore une fois, aucune transaction, ni entre les joueurs, ni avec le jeu.

Food Chain Magnate

Par Jeroen Doumen et Joris Wiersinga, paru chez Splotter Games en 2015.

Vous contrôlez un restaurant style diner des années 1950 et vous devez faire de l’argent en vendant des burgers, pizzas, cola et autres limonades. Pour ce faire, il y a deux étapes.

1- Créer de la demande dans les maisons du quartier en menant des campagnes publicitaires.

2- Produire les denrées, que les clients viendront automatiquement consommer dans votre restaurant.

Ici, tout le système de demande vient, encore une fois, exclusivement des joueuses. Si aucune d’entre elles ne lance une campagne de marketing pour des burgers, il sera totalement inutile d’en produire! Jamais le jeu ne génère par lui-même une demande, contrairement aux (trop?) nombreux jeux de commandes à la Flamecraft sortis dans les 10 dernières années, où une rivière de “contrats” stipule des trucs comme “apporte-moi 3 violets, 2 verts et un bleu et tu marqueras 6 points”.

Dans Imperial 2030 et 7 Empires, tous deux de Mac Gertz, vous acquérez des “parts”, des “actions” de pays ou d’empires qui prendront de la valeur selon leurs conquêtes militaires. Imaginez que l’on ajoute une couche de spéculation sur une partie de Risk ! Vous partagez donc des intérêts communs avec Philémon parce vous êtes tous les deux actionnaires de la France, mais vous vous déchirez également parce l’un a des parts chez les Anglais et l’autre chez les Prussiens. 

Au cours de la partie, des alliances vont se faire et se défaire, non pas parce que l’un parle plus fort que l’autre, se plaint davantage ou a gagné la dernière partie, mais parce que les mécanismes vous y amènent de façon organique. Vous devez protéger et faire fructifier vos investissements. Seul, la tâche s’avère presque impossible. En équipe, vous avez plus de chances d’y arriver, mais vous marchez sur un plancher très glissant.

L’interaction entre les joueuses, l’intérêt d’attaquer telle puissance plutôt que telle autre ne repose pas sur un simple table talk un peu gratuit comme à Risk, mais par le truchement d’intérêts bien concrets et explicites. Albertine, qui contrôlait l’Espagne et devait repousser la terrible flotte anglaise des côtes de la France, dans laquelle nous sommes impliqués tous les deux, vient de prendre des parts de l’Empire britannique. Et elle n’a plus du tout envie d’en détruire les bâteaux!

Ce revirement n’est pas seulement causé par un changement d’humeur, mais par un système économique qui donne un sens à nos choix.

Kutna Hora

J’ai beaucoup aimé mes deux parties de Kutna Hora, paru chez Czech Games Editions en 2023 (et qui me paraît influencé par Hamburgum, de Mac Gertz – encore lui!?!). Il m’a semblé un jeu d’une rare cohérence…

Tout, du prix des matières premières à la valeur en points de victoire des différents éléments, dépend des actions des joueurs. Pour gagner, il faut observer attentivement les tendances, où se dirigent les autres.

Dans Caylus ou Agricola, je peux construire plusieurs bâtiments différents à tout moment de la partie si je possède les ressources nécessaires. Dans Kutna Hora, on me restreint d’entrée de jeux à certaines catégories de bâtiments, et je dois d’abord acheter les plans d’un bâtiment avant de le mettre en jeu, ce qui donne l’occasion à ceux et celles qui sont attentifs d’anticiper l’impact de mes actions.

Dans Agricola, le coût d’un bâtiment et son effet sur la partie demeurent fixe tout au cours de la partie. Le puit coûtera toujours 3 pierres et un bois, et produira toujours le même effet.

Je vous entends déjà répondre que dans Kutna Hora, le bâtiment X coûte toujours 3 bois! Vous avez bien raison, mais comme dans ce jeu on ne paie toujours qu’en pièces, et que la valeur des denrées comme le bois varie, eh bien son coût change bel et bien.

Je vous explique.

Contrairement à 78% des jeux des 20 dernières années, vous n’accumulez pas différentes ressources dans la partie. Seulement de pièces de monnaie. Et donc si vous voulez construire un truc qui coûte 3 bois, vous devez d’abord vérifier sa valeur sur le marché, puis ensuite payer. Imaginons que la valeur du bois atteint 5 pièces l’unité, il vous faudra donc payer 15 pièces pour ce bâtiment au coût de 3 bois. Mais, peut-être que si vous êtes malins, vous savez que l’économie du jeu se dirige vers une chute de la valeur du bois, et que vous pourriez payer le même bâtiment seulement 12 pièces, parce que la valeur unitaire du bois sera descendue à 4…

Et tout ça, encore une fois, résulte des actions que posent les joueurs, de la direction qu’ils donnent à la partie que vous jouez.

(Longue) Conclusion

Vous ne le savez peut-être pas… Je rédige certaines des chroniques de Pelleter des nuages pour répondre à des questions que je me pose. Bien souvent, je me lance sans connaître la conclusion, tout particulièrement dans le cas présent.

Je crois mieux comprendre maintenant le type de jeux que j’apprécie.

J’ai précédemment opposé d’un côté les jeux de stratégie “casse-tête”, à mes yeux plus froids, Grand Austria Hotel, Châteaux de Bourgogne et Trajan par exemple, et de l’autre des jeux “économiques”, tels Container et Automobile.

Vous l’avez compris, donner aux joueurs le pouvoir des joueurs d’influencer la partie en cours me séduit. Pourquoi ? Parce que ça remet l’humain au centre du jeu. 

Je préfère un jeu qui me donne une information partielle et qui me force à évaluer les intentions des autres. Calcul et intuition. Une liberté d’action dans un horizon assez restreint pour laisser de la place à la prévisibilité… Quelque chose qui manque parfois à certaines créations de Bruno Faidutti, lui qui se targue justement de créer des jeux où on ne peut tout calculer et où il faut justement faire preuve d’intuition. Mais je trouve, à mon humble avis, qu’il a franchi une limite: il peut se passer tellement n’importe quoi, dans un sens rigolo, qu’on ne peut raisonnablement prévoir quoi que ce soit.

Quand je joue à Navegador, je dois anticiper où l’ensemble des joueurs se dirige pour aller exactement à l’inverse. Si deux joueuses fabriquent des usines à transformer le sucre, je dois au contraire en produire pour répondre à la demande. 

Quand je joue à Acquire, j’essaie de comprendre les intentions des joueurs pour investir dans les compagnies qui prendront de la valeur. Ce qui leur donne une chaleur que n’ont pas les jeux “casse-tête” comme Grand Austria Hotel, Great Western Trail.

J’aime quand les systèmes amènent les humains à interagir entre eux de façon globale. Quand on me fait interagir avec les joueurs par l’entremise d’une économie d’ensemble, et que par conséquent, cette interaction a un coût, une forme de ressac venant du système lui-même plutôt que des joueuses.

Ceci qui les oppose également à des jeux que j’appellerais libertaires, comme le sont Intrigue, Diplomacy, Galèrapagos, de même que tous ces jeux subjectifs, “à juges”, que sont les Cards Against Humanity, Blanc Manger Coco et son équivalent local, l’Osti d’jeu

Rompre une promesse à Intrigue constitue une interaction forte et directe indéniable. Mais cet acte demeure souvent gratuit, arbitraire et surtout sans conséquence, sinon que la victime nous pourrira la vie pour le reste de la partie. Et la suivante. Cette trahison n’aura que peu d’impact sur le système en lui-même. Ça ne changera pas la valeur des pièces de votre château, le nombre de tours que dure la partie ou les conditions de victoire, etc.

Entendez-moi, je VEUX que ces jeux existent. Des milliers voire des millions de personnes y trouvent leur compte! Ils constituent un bel espace créatif, un terrain d’exploration et d’expression significatif! 

Ce sont des jeux qui excitent par un fantasme de pouvoir absolu – faire ce qu’on veut, sans contrainte. La liberté absolue. 

Personnellement, je trouve ça drôle une ou deux fois? Puis ça tombe à plat. Une fois qu’on a brisé une promesse à Galèrapagos… ben on l’a fait. Et ce sera pareil la fois suivante.

Et là, je pars sur une dérape, une “chire” disait-on dans ma jeunesse.

Ces jeux libertaires me font penser aux films Monsieur Destin / Monsieur Destinée avec James Belushi, Family Man avec Nicolas Cage, Le jour de la marmotte / Un jour sans fin avec Bill Murray, 17 again / 17 ans encore avec Zac Efron et Matthew Perry, ou Shrek 4. Toute cette fiction, très moralisatrice j’en conviens, où on nous rappelle que le bonheur ne se trouve pas dans le fait de vivre sans contrainte et de réaliser tous ses fantasmes d’adolescent, mais d’être un bon père de famille et un mari aimant. Faire tout ce que tu veux, sans conséquence, n’est pas aussi riche que l’interaction avec les autres. Quand ces hommes, parce que ce sont tous des hommes, retrouvent leur liberté absolue, ils en jouissent rapidement, mais de façon très brève.

Et ma chire ne s’arrête pas là!

Les jeux libertaires et économiques s’opposent aussi dans leur représentation du monde. Les premiers reprennent cette idée très populaire aujourd’hui que la liberté est la valeur suprême. Combien de fois n’entend-t-on pas “fais ce que tu veux, de toute façon, ça ne change rien pour moi ou ça ne me concerne pas.” 

Les seconds offrent une vision bien différente. Ils nous rappellent que si mon voisin porte une arme ou jette son carton recyclable à la poubelle, ça change quelque chose pour chacun de nous. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *